Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1881 - p50-54

Year
1881
Article Title
Discours du Révd. Père Ph. Bourgeois
Author
Rév. P. Ph. Bourgeois
Page Number
50-54
Article Type
Language
Article Contents
M. le président, Messieurs les délégués, Comme j’ai secondé l’amendement proposé par l’honorable M. Landry, je demande votre attention pour quelques instants, afin de vous mettre au courant des motifs qui basent mon opinion telle que formulée par mon vote. Je ne répéterai aucun des arguments auxquels M. Landry vient de donner une heureuse expression et qui militent si fortement en faveur de la Saint-Jean-Baptiste. Ses raisons sont claires, fortes indéniables. Pour ma part, je crois devoir m’appliquer à réfuter, devant messieurs les délégués ici présents, certaines objections soi-disant sérieuses qu’on a voulu faire prévaloir au préjudice de l’adoption de la Saint-Jean-Baptiste. D’abord, la Saint-Jean-Baptiste est destinée, nous dit-on, à faire perdre notre caractère national. Sous le même drapeau, l’étranger ne reconnaîtra plus les deux peuples, et le jour où nous nous serons rangés sous le même patron national, nous aurons sanctionné virtuellement l’absorption du petit peuple acadien par la grande race canadienne-française. Messieurs, permettez-moi de vous dire que cet argument est sophistique, qu’il n’est pas digne de nous; bien plus, c’est une insulte indirecte que nous lançons à la figure de notre peuple tout entier. Avons-nous montré des tendances vers l’absorption lorsque nos pères, après la dispersion du dernier siècle, sont venus prendre place au sein de l’Acadie, au milieu d’une population tout anglaise? Un jour, ils comptèrent mille âmes, le lendemain, dix mille, et plus tard cinquante mille. Tous ensembles, il sont subi le gouvernement d’Angleterre; ils n’avaient pour boussole que cette intégrité traditionnelle léguée par leurs pères - et cependant ils ont gardé le type acadien des premiers fondateurs avec la religion, les coutumes, la langue et les mœurs de ces derniers. Car le peuple acadien est un peuple qu’on disperse, mais qu’on ne saurait absorber. On peut le jeter sur les côtes de la Louisiane, des États-Unis et de l’Angleterre, on peut le semer aux quatre vents de l’univers, mais on ne pourra jamais l’acheter. Messieurs, lors même que nous défendons, par principe, l’adoption de la Saint-Jean-Baptiste, l’on se trompe grossièrement si on croit que nous voulons rayer le nom du peuple acadien pour lui substituer le nom d’un autre peuple, quel qu’il soit. Pour preuve, j’en appelle aux honorables messieurs Landry, Girouard et Johnson et autres qui sont là, au reste, pour affirmer le fait que j’avance. Quand, l’an dernier, à la convention de Québec, l’honorable H. G. Mailhot, rapporteur de la 1ère commission, proposait dans son rapport que le groupe français de l’Amérique du Nord se rangeât, au 24 juin, sous le drapeau tricolore, avec le titre d’Union Française, un curé aussi digne que patriote, le Révd M. Bédard, du Massachussetts, se leva pour nous dire qu’il n’approuvait pas le mot Union Française, mais qu’il voulait d’une union ayant pour nom Union canadienne-française, je fus le premier à m’entendre avec les messieurs que je viens de mentionner, je leur fis part de mes opinions à ce sujet et le les engageai à protester contre un acte qui déchirait une page de notre histoire et qui effaçait notre nom sur le sol où notre courage et notre persévérance l’avaient si fortement imprimé. C’est ce que nous devions faire; c’est ce que nous ferions maintenant, messieurs, et c’est ce que nous ferons toujours à l’avenir. Mais entre l’adoption de la Saint-Jean-Baptiste et l’absorption par les Canadiens, il y a un mur consolidé par deux siècles de tentatives du même genre exercées par ceux qui nous gouvernent; nous n’avons rien à craindre. Faisons-nous vraiment une démonstration dangereuse lorsque nous célébrons le 24 mai, lorsque nous arborons le drapeau anglais, au 1er juillet? Point du tout. Perdons-nous notre caractère national acadien? Encore moins. Nous témoignons seulement de notre esprit de sujétion à l’Angleterre, de notre loyauté à la Reine qui nous gouverne et de notre adhésion au grand corps confédéré auquel les circonstances nous ont adjoints! Et dans ces jours nous restons Français, Acadiens de religion, de traditions, de mœurs, de coutumes, de caractère - quoique nous allions marcher sous des drapeaux qui, pour être protecteurs et pacifiques aujourd’hui, n’ont pas toujours été des drapeaux acadiens, vous le savez. Aurons-nous plus à craindre, en célébrant, tous les ans, au même jour, une fête nationale, dont le patron sera le même que celui des Canadiens? Le danger d’une fusion avec les Canadiens, à deux cents lieues d’ici, dans une province où les coutumes sont différente, qui a son gouvernement responsable, son code civil différent, sera-t-il plus à craindre que ne serait à craindre l’absorption par une population anglaise plus nombreuse, qui nous gouverne, dont nous dépendons presque entièrement pour le commerce, qui nous entoure, qui nous fait la loi comme elle l’entend - surtout, si le patronage canadien nous était soudainement soustrait, si nous étions laissés à nos propres forces? Ah! Messieurs, non! Qu’arrivera-t-il donc, si nous adoptons, comme je l’espère, la Saint-Jean-Baptiste pour fête nationale? Nous profiterons, Messieurs, de cette fête commune, pour nous réunir parfois à nos frères les Canadiens. Nous nous entendrons avec eux pour orienter notre marche au milieu des obstacles qui nous entourent, comme ils le firent eux-mêmes au jour des épreuves. Ce que nous avons fait aujourd’hui de profitable à notre avancement, nous l’avons fait sous leur égide, sous l’élan de leur zèle, sous l’éclat de leurs lumières - et dans l’intervalle pas une de nos fibres nationales n’a été blessée. Et pourtant il sont été au milieu de nous, ils ont eu une influence d’autant plus souveraine et efficace que nous nous y sommes soumis plus pleinement, que nous savions qu’ils nous aimaient. Et, qu’il me soit permis de vous le dire, M. le président et Messieurs les délégués, ils ne nous ont jamais dit que nous étions Canadiens. Ils nous ont appris, au contraire, que nous avions une histoire de malheurs, que nos pères, les Acadiens, avaient traversé courageusement les luttes de l’isolement, de la misère et de la persécution - et que nous, leurs fils, nous devions croire à un prochain réveil, le faire présager par les démonstrations extérieures nationales françaises dans le genre de celles que nous avons eues depuis douze à quinze ans, au jour du 24 juin. Cette première convention d’aujourd’hui, organisée grâce au mouvement du 24 juin 1880, nous permet, Messiers, de sonner ce réveil de notre jeunes race. Nous pouvons affirmer notre existence devant les autres nations, mais nous ne saurions encore témoigner de notre force de notre pouvoir d’organisation, de notre indépendance, pour établir notre constitution nationale, notre programme d’avenir et pour nous draper, à l’aurore, dans notre autonomie. Alors, qu’allons-nous faire? Pour nous mieux aider dans une marche ascensionnelle dont nous semblons méconnaître les aspérités, il nous faut compter sur d’autres moyens que ceux dont nous croyons jouir, sur d’autres forces que sur nos ressources intrinsèques, sur d’autres forces que sur celles d’une minorité acadienne qui ne fut jamais respectée et qu’on a toujours lésée impunément. En donnant la main aux Canadiens-Français, au 24 juin, nous montrerons à l’élément qui nous entoure et qui contrôle le pouvoir, nous leur montrerons, dis-je, que le soleil du 24 juin réjouit autant les cœurs en Acadie comme au Canada et que les Acadiens et les Canadiens qui se comptent et se parlent au jour de leur fête commune, se compteront et se parleront à l’heure des injustices, comme ils l’ont fait déjà, depuis l’an dernier, dans la question du patronage ayant trait au recensement. Je vous le demande, Messieurs, est-ce là une fusion bien nuisible, anti-nationale, est-ce là une mesure d’absorption? Loin de là. Bien des peuples dans l’histoire, depuis l’antiquité la plus reculée, ont eu parfois le même patron pour leurs réjouissances nationales, sans jamais s’unifier. Les races qui, autrefois, au sud de l’Europe et ailleurs, se rassemblaient à la même époque de l’année, pour rendre leur culte au même Dieu, pour manifester leur patriotisme respectif, ne se sont jamais fusionnées par là même. Et la philosophie de l’histoire n’enseigne pas que cette coïncidence de réunion ou de fête ait établi des unions telles que l’histoire ou le caractère particulier d’aucun peuple aient dû en être altérés. D’ailleurs, Messieurs, la Saint-Jean-Baptiste est une vieille fête acadienne, parceque c’est une vieille fête française. Sous les rois de la France, le peuple de la Normandie et de la Bretagne célébrait la Saint-Jean. D’après les anciennes coutumes celtiques du sud de l’Irlande et du nord de la Bretagne, on y faisait le feu de joie traditionnel. Dans presque tous les arrondissements, la Saint-Jean n’était plus un jour ouvrier. Commémorer un jour qu’avaient fêté leurs pères dans les forêts, comme dans les déserts de la Gaule, fut certainement un des motifs qui décidèrent les Canadiens à chômer le 24 juin, au sein de leur patrie. Et nous aussi, Messieurs, pourquoi avec nos frères, les Canadiens, ne célébrerions-nous pas la vieille fête française du 24 juin, comme fête nationale? La France de nos jours n’est pas la France des rois chrétiens. Elle brûle ce qu’elle adorait du temps des Charlemagne et des Saint-Louis, et nous voyons ses drapeaux flotter au vent du 14 juillet pour rappeler le Ça ira et la Bastille. Ah! Messieurs, ne serait-il pas beau de voir ici, en deçà de l’Atlantique, l’ancienne France de Henri IV, qu’elle se compose de Canadiens, d’Acadiens ou de Louisianais, se rassembler, sous un seul drapeau, et resserrer ces liens d’origine et de sang qui ne furent pas souillés par le souffle des révolutions, mais qui furent dispersés par les malheurs de nos colonies en Amérique? Ainsi, si je demande que nous adoptions la Saint-Jean-Baptiste, ce n’est pas pour arriver à l’unification canadienne - notre histoire ne le permet pas, nous sommes unanimes à nous y opposer. On ne saurait ainsi tirer notre nation du moule où elle a pris sa forme sans l’exposer à perdre les grands traits qui la caractérisent. Mais n’allons pas voir d’effets là où il n’y a pas de causes. Avec la Saint-Jean-Baptiste pour fête patronale, nous ne cesserons pas d’être Acadiens-Français. Nos coutumes, nos traditions, notre histoire et notre nom - ce sera là l’inviolable Acadie. Notre commerce, nos industries, notre littérature et notre langue se modèleront sur les industries, la littérature et le commerce canadiens. Lorsque ensemble nous chômerons notre vieille fête française du 24 juin, nous travaillerons là aussi, tous ensemble, à nos intérêts mutuels, à nos intérêts communs dans le sens que je viens d’indiquer, et la postérité qui, je l’espère, va grandir avec nos coutumes et nos traditions, applaudira cette démarche, et, à son tour, elle continuera de marcher sur nos traces et de se fortifier avec les Canadiens tout en restant acadienne-française.