Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1881 - p34-39

Year
1881
Author
Sir. Hector L. Langevin
Page Number
34-39
Article Type
Language
Article Contents
M. le Président, Mesdames et Messieurs, C’est la première fois que j’ai l’honneur et le plaisir d’adresser la parole à une assemblée française aussi nombreuse, en dehors de ma province natale. Lorsque je reçus du président de votre convention, l’honorable M. Landry, l’invitation de me trouver présent à votre belle fête, je revenais précisément des provinces maritimes, et me hâtais de m’en retourner à Ottawa, où mes occupations m’appelaient; mais j’ai laissé de côté les affaires de mon ministère, j’ai oublié mes fatigues, et je me suis dit: les Acadiens sont mes frères, j’accepte. En effet, nous les Canadiens, dont l’histoire ressemble tant à la vôtre, nous sommes biens faits pour comprendre et apprécier ce que vous faites aujourd’hui. Comme vous nous avons souffert; nous avons eu comme vous nos jours de deuil national; nous avons vu comme vous briser nos liens les plus cher; nous avons vu les étrangers entrer dans nos foyers, nous presser de toutes parts, menacer de nous enlever nos libertés, menacer même de nous faire disparaître de notre terre natale, et comme vous nous nous sommes réunis et nous avons dit: le nom canadien-français ne disparaîtra jamais en Canada! Le projet de la confédération fut opposé, il m’en souvient, par une partie des Acadiens. Elle était pourtant bien plus redoutable pour les Canadiens. Et vous, Messieurs les Acadiens, qui craigniez tant la Confédération, pouvez-vous regretter aujourd’hui ce qui a été fait en 1867. C’est chez vous, c’est ici, surtout, qu’il faut aller pour constater le progrès qui est réalisé depuis quatorze ans. Ce que vous avez fait depuis 1867 pour le développement de votre race dans l’ordre matériel et surtout dans l’ordre intellectuel, est à peine croyable. Ceux qui ont visité vos paroisses, qui vous ont connus, il y a vingt ans, et qui vous revoient aujourd’hui se demandent avec étonnement si c’est là le même peuple. L’agriculture chez vous a changé d’aspect; vous étiez de tous côtés exploités et vos terres glissaient, fondaient sous vos pieds; aujourd’hui vous rachetez vos terres et vous en acquérez de nouvelles; vous étiez aussi étrangers au commerce qu’aux professions libérales; je trouve aujourd’hui des commerçants et des négociants acadiens, non seulement dans toutes vos paroisses et vos villages, mais encore dans les villes exclusivement anglaises comme Moncton, Pictou, Charlottetown, Saint-Jean et Halifax; vous avez des instituteurs acadiens, des prêtres, des médecins, des avocats et des hommes instruits partout; pour vous trouver alors il fallait vous chercher; aujourd’hui l’on parle de vous de tous côtés, vous laissez les derniers rangs pour avancer hardiment vers les premiers, et la réputation de quelques-uns de vos hommes a déjà pénétré jusqu’au fond du vieux Canada. En me présentant tout à l’heure devant vous, je me suis cru au Canada, au milieu d’une assemblée de Canadiens-Français. Aussi je vous parle comme à des amis, à des compatriotes; je me laisse entraîner où m’emportent les mouvements de mon cœur; je n’ai pas de discours de tracé d’avance. J’ai devant moi une race que j’ai toujours aimée, dont l’intégrité et l’énergie m’ont frappé, et dont les malheurs ont souvent fait pleurer. Comme sujets anglais, vous Acadiens, vous n’avez rien à craindre. Les malheurs du passé ne sont plus à redouter pour vous; le retour des scènes sanglantes qui ont rougi tant de pages de votre histoire n’est plus possible sous les lois qui nous régissent. Devant la loi, Anglais et Acadien ou Canadien-Français sont égaux. Il n’y a que l’énergie, l’intelligence, la probité, les vertus civiques et l’éducation qui exercent les différences. Ceux chez qui ces vertus naturelles ou acquises se rencontrent en plus grand nombre avancent aux premières places, occupent les plus hauts rangs soit comme race, soit comme individus. Le plus pauvre d’entre vous peut devenir le premier citoyen du Canada, s’il a les vertus et les lumières qu’il faut pour être premier-ministre d’un pays comme le nôtre. Oui, mes amis, toutes les carrières vous sont ouvertes, vous pouvez légitimement aspirer aux plus hauts grades. C’est vers ces hauteurs et c’est vers l’avenir que vos regards doivent se tourner. Votre passé est sombre, bien sombre; oubliez, s’il se peut, les injustices de ce passé, de peur que le souvenir du sang répandu injustement n’altère chez vous la volonté de vivre en paix avec vos compatriotes d’une autre origine. Les œuvres, le nom et la mémoire des Winslow, des Murray sont répudiés et exécrés même de leurs descendants; la journée du 5 septembre 1755 et les malheurs d’Évangéline font au contraire verser des larmes de sympathie à tous ceux qui en entendent le récit; les persécuteurs ont disparu et les persécutés, les Acadiens, restent. Vous avez pour vous les sympathies du passé et les espérances de l’avenir. À la cession du Canada à l’Angleterre, en 1759, nous n’étions que 60,000. Nous sommes aujourd’hui 1,500,000. Dans cent ans, vous qui comptez aujourd’hui 100,000 âmes, vous serez près de deux millions...... Non, mes chers amis, ne désespérez pas de l’avenir; préparez-le au contraire, afin que vos descendants le recueillent comme une moisson que vous aurez semée pour eux. Instruisez-vous, mes amis, si vous voulez vivre. Multipliez vos collèges, vos couvents, vos académies et vos écoles dans chacune de vos paroisses; une institution comme le collège que j’ai devant moi, l’un des plus beaux non-seulement de l’Acadie, mais même du Canada, est pour vous d’un prix inestimable. Vous avez encore un collège à Saint-Louis, fondez-en d’autres à l’île Saint-Jean et à la Nouvelle-Écosse; l’avenir pour vous est à ce prix-là. Et voyez donc ce qu’a déjà fait l’éducation parmi vous. Elle vous a donné un clergé admirable et déjà nombreux; elle vous a ouvert les professions. Elle vous a fourni des députés modèles, des représentants distingués; et le président de cette belle convention, l’honorable Pierre A. Landry, qui occupe, tout jeune encore, le poste éminent et important de Commissaire-en-chef des Travaux Publics dans le gouvernement de cette province, poste où il brille et fait honneur à sa race, à ses compatriotes - et laissez-moi vous le dire, messieurs, il n’est encore qu’au début de sa carrière, il est appelé à jouer un grand rôle dans notre pays, - et M. Girouard, l’infatigable député de Kent, qui veille avec un soin si jaloux et si constant aux intérêts de son comté, - et l’honorable M. Arsenault, votre vice-président, qui se distingue par un zèle à toute épreuve dans l’administration locale de l’Ile du Prince Edouard, - et je pourrais en citer plusieurs autres encore, - sont des exemples frappants de ce que peut faire le talent, l’intelligence acadienne, secondée, armée de l’instruction. Répandez parmi vous l’instruction, l’instruction française, afin de ne pas oublier votre langue; car vous ne formerez une race à part, vous ne serez le peuple acadien, qu’en autant que vous resterez français et catholique. Mais en apprenant le français il faut aussi apprendre l’anglais. Pour le commerce, pour l’agriculture, pour la prédication religieuse, pour la pratique de la médecine, pour les fins politiques, au barreau, vous avez besoin de la langue anglaise. Un homme qui sait deux langues, vaut deux hommes, a dit un sage. Avec la connaissance du français et de l’anglais, vous serez plus fort que ceux qui ne savent que le français ou que l’anglais. Vous aurez aussi besoin de l’anglais pour mieux défendre vos intérêts devant les parlements et les tribunaux. Faites en conséquence apprendre l’anglais aux jeunes. Mais en famille, avec vos femmes et vos enfants, dans vos réunions d’Acadiens, partout où vous serez chez vous, parlez français, parlez toujours français. Conservez aussi vos noms français. En traduisant en une autre langue et en défigurant vos noms de famille, vous faites outrage à la mémoire de vos pères, vous renoncez à leur héritage...... Si vous avez honte de votre nom, sous un autre nom vous ne vaudrez pas mieux. Croyez-moi, l’on peut être respecté avec un nom français tout comme avec un nom anglais; pour cela il suffit d’être respectable. Conservez aussi à vos villages leurs anciens noms français. En passant par l’Ile du Prince-Edouard, je m’arrêtais l’autre jour dans un beau village acadien; ce village, sur les cartes françaises, portait le nom de Belle-Alliance, un des plus beaux noms qui soient dans la géographie moderne. Et bien! on a substitué à ce nom digne de la nomenclature grecque devinez quoi: le nom de Miscouche! Conservez, messieurs, vos noms de famille, conservez les noms français de vos villages, conservez vos bonnes coutumes, conservez votre langue, conservez votre religion. Mais ne vous isolez pas, ne vous retirez pas du commerce des autres nationalités, ne faites pas bande à part. Vous êtes appelés à vivre avec les nationalités qui vous entourent. Loin de les redouter, allez leur dérober ce qu’elles ont de mieux que vous. Dérobez-leur le secret de faire fortune dans le commerce, tout en restant honnêtes, bien entendu, le secret de faire produire davantage à vos terres, et surtout apprenez d’eux à être unis, à vous appuyer les uns les autres. Vous n’avez plus rien à craindre de vos voisins. Ils ont tous pour vous plus de bienveillance que de mauvais vouloir. Le fanatisme s’en va chez eux à mesure qu’ils vous connaissent mieux. Déjà on ne le rencontre plus dans la classe intelligente et honnête. Il gagne les basses couches de la société. Ne craignez pas non plus d’aller vous emparer des terres nouvelles. Personne ne viendra vous les enlever. Avec 100,000 Acadiens et 1,500,000 Canadiens la persécution n’est pas possible. Vos terres et vos biens vous resteront tant qu’il vous plaira de les garder. Vos pires ennemis sont peut-être, chez quelques-uns, le luxe, l’abus des boissons alcooliques et la négligence de vous instruire dans la culture perfectionnée. N’émigrez pas aux États-Unis; restez dans votre belle Acadie, vous surtout jeunes gens intelligents, remplis de courage et pleins de belles espérances pour l’avenir, et n’allez pas gaspiller vos plus belles années, dépenser la sève de votre vie, ruiner vos santés au travail assujettissant des manufactures et des usines américaines. Restez au pays, tout vous y invite. Elles vous y invitent surtout, ces jeunes personnes, ces jeunes filles que je vois devant moi, qui m’écoutent et qui, en vous retenant à leurs côtés, sont sans doute la cause qu’un certain nombre d’entre vous soient ici à m’entendre. Restez pour elles, vous qui n’êtes pas encore mariés, car vous risquez beaucoup de n’en pas trouver de semblables dans les villes américaines, d’aussi chrétiennement élevées et qui fassent des épouses aussi amantes et aussi dévouées. Restez pour vos familles, vous qui êtes mariés et qui voulez élever vos enfants dans la crainte de Dieu: beaucoup se perdraient là-bas au contact d’une jeunesse précoce et corrompue. Et vous, mesdames, dont l’empire sur le sexe laid a toujours été si grand, retenez vos maris, retenez vos fils, retenez vos amants au pays; vous le pouvez, une parole, un regard de vous peut faire plus que tous les discours et tous les sermons du monde.