La Baie Sainte Marie et l’Émigration

Year
1881
Month
5
Day
12
Article Title
La Baie Sainte Marie et l’Émigration
Author
X
Page Number
1
Article Type
Language
Article Contents
La Baie Sainte Marie et l’Émigration. Suite Les jeunes Acadiens de la baie Ste-Marie ont un prétexte plus sérieux que le manque de terres pour excuser leur honteuse fuite aux Etats : ce sont les Anglais ! Nous sommes maintenant déjà bien éloignés de l’époque où cette nation voulait anéantir et faire disparaître complètement nos malheureux ancêtres, [illisible] au cœur vaillant, qui, soutenus par Dieu et l’amour de la patrie, n’ont rien négligé pour le triomphe de leur juste cause! Et cependant, malgré le temps qui nous sépare des années lointaines de la persécution brutale, nos ennemis sont toujours les mêmes, c’est toujours dans les rangs de la même nation qu’il faut les chercher. Le gouvernement, il est vrai, tout en ne faisant rien pour réparer nos malheurs dont il est la cause, ne nous persécute plus; que nous soyons misérables ou prospères, il veut bien ne pas s’en pré-occuper et préfère ne se donner aucun trouble à cause de nous. C’est ce que nous pouvons faire aussi pour lui. Mais le gouvernement n’est pas tout, à côté de ce gouvernement qui, au siècle dernier, saisit d’un seul coup, dans un seul jour, tout ce que les Acadiens pouvaient posséder sur le territoire de la Nouvelle Ecosse, terres, maisons, animaux, meubles, églises et cimetières, et qui, dix ans après, lorsqu’il fut las de nous persécuter et voulut faire croire au monde civilisé qu’il commençait à rougir de ses attentats, donna aux malheureux proscrits qui purent revenir de l’exil ou sortir des bois, les terres stériles et désertes alors de la baie Ste-Marie, avec la même générosité qu’on jette un os à un chien, dans l’espoir de nous enlever le droit de lui reprocher ses injustices. A côté de ce gouvernement, dis-je, il y a des Anglais qui se font passer pour marchands et qui sont en effet d’habiles marchands, si avoir voler et tromper est suffisant pour être un vrai marchand. Ce sont ces illustres marchands qui continuent, en dehors, du gouvernement, la tradition anglaise à notre égard, et qui consiste en ceci : Ruiner les Acadiens par tous les moyens possibles et les tenir dans un esclavage pire que la persécution d’autrefois. Ce plan a été et est encore parfaitement suivi. Pour un certain nombre d’Acadiens, il ne faut pas se le dissimuler, l’esclavage est complet et le succès des marchands est certain. Tout a contribué à ce résultat, nos qualités comme nos défauts. Les Acadiens de la Baie Ste Marie, comme tous leurs frères, savent tout faire, et dans les métiers qui ne demandent que du courage, de l’adresse et de la persévérance, on est certain qu’ils réussiront. Ils sont en particulier supérieurs à toutes les autres nations dans l’art des constructions navales. Fait d’autant plus remarquable qu’ils se sont formés tout seuls, à l’école du malheur qui, quelquefois, est le meilleur maître. Après leur ruine, en effet, ne pouvant plus chercher leur nourriture sur ce sol qui leur devait la gloire, la fécondité, l’exemple du travail, ils demandèrent aux flots, plus cléments que les Anglais, les moyens de soutenir une vie qui avait été si heureuse, et que la méchanceté des hommes avait fait si triste. A cet effet, cachés dans les profondeurs des forêts, ils se firent des barques qui furent leur gagne pain. La nécessité leur avait appris à se construire des canots, de petites chaloupes, bientôt ils firent construire de véritables bâtiments qui, pour la forme comme pour la solidité et la marche, étaient le plus magnifique témoignage qu’il fût possible de produire en faveur de leur habileté en toute chose. Après avoir été les premiers cultivateurs de l’Amérique, ils en devenaient aussi aisément les premiers constructeurs de navires et les premiers marins. Lorsque la persécution fut devenue moins violente, ils continuèrent à se livrer à la pêche, à la navigation et par conséquent, à la construction des bâtiments qui leur étaient nécessaires; de sorte qu’ils ne perdirent pas les leçons enseignées par la misère. Les Anglais qui vinrent ensuite s’établir parmi nous, le savaient bien et c’est ce qui les attira avec tant d’empressement au milieu des Français … Le vautour, dit-on, s’acharne sur sa proie! Les Anglais établirent aussitôt des chantiers près des paroisses françaises et quelquefois même au milieu de nos populations. Comme toujours, ils promirent des merveilles, de hauts gages à ceux qui voudraient travailler pour eux. Les Acadiens avaient oublié, même après tant de tromperies, d’apprendre l’art du mensonge, firent comme tant de Français font généralement, ils se laissèrent encore tromper parce que leur sublime religion catholique leur défendant le mensonge, ils le croient impossible aussi chez les autres. Au lieu de conserver leur indépendance qui leur avait donné tant de dignité et de bien-être, ils ne virent pas le piège caché sous de belles apparences, et ne rougirent pas d’accepter d’être les humbles valets des descendants, peut-être, de ceux qui avaient voulu tout leur ravir et qui reprenaient le même système avec d’autres moyens plus habiles et moins violents, voilà toute la différence. A côté de ces chantiers qui devaient, au dire de ces fins matois, amener l’âge d’or à la baie Ste Marie, on vit s’élever des magasins, qui naturellement appartenaient aussi aux Anglais. Les Acadiens sur les chantiers travaillaient dix longues heures par jour et quelquefois davantage, ils mettaient tant de cœur à l’ouvrage que les navires qui sortaient de leurs mains trouvaient à se vendre partout à un haut prix. Pendant que ces malheureux esclaves acadiens sueraient à grosses gouttes, les bourgeois, les mains dans les poches et un gros cigare au bec, venaient se promener parmi eux avec l’air gracieux d’un ours qui commanderait aux gens civilisés, et passaient au milieu des rangs de ces honnêtes ouvriers qui les saluaient respectueusement, sans ôter les mains de leurs poches, sans faire sortir d’autres mots de leurs lèvres que ces grognements inarticulés dont les Anglais ont le secret. C’était déjà assez honteux, il me semble, de voir des Français s’habituer ainsi à prendre pour maîtres des gens si indignes de les commander et consentir à se laisser traiter souvent avec un mépris si complet! Tout ne devait pas se borner là; lors que venait le temps de payer les beaux gages si hautement promis, si consciencieusement gagnés, c’était au magasin qu’il fallait se rendre et il n’était plus question d’argent mais de marchandises, on forçait ces pauvres misérables, incapables de se défendre, d’accepter des effets dont ils n’avaient nul besoin et au prix qu’on voulait le leur vendre. De l’argent on n’en avait pas et on n’en donnerait pas! Que faire? La terre n’était plus cultivée, on n’avait pas pu faire la pêche, il fallait bien accepter ces dures conditions, et s’endetter même, afin de pouvoir passer l’hiver, et, une fois dans les dettes des Anglais, chacun sait s’il est facile d’en sortir. Aussi il y a des familles qui y sont depuis 50 ans et qui y seront peut-être encore à la fin du monde, car l’intérêt des Anglais l’exige ainsi! Ceci n’est donc pas de l’histoire ancienne, c’est l’histoire d’aujourd’hui, c’est de nos jours surtout que ce système a pris de grands développements, que les Acadiens sont venus travailler ou plutôt se louer en esclavage sur ces chantiers, c’est maintenant que ces chantiers sont plus nombreux que jamais, car le succès des premiers exploiteurs a fait des jaloux. La misère des travailleurs augmente de jour en jour, mais les fortunes de ces indignes trafiquants deviennent de plus en plus considérables. C’est le scandale perpétuel de la prospérité, grâce à la rapine, à la ruse, au vol. Pour ne citer qu’un seul trait, voici un fait arrivé il n’y a pas bien longtemps encore. Un de ces infâmes industriels avait fait construire un beau bâtiment de plus de mille tonneaux, et avait si bien trompé, volé de toutes les façons, qu’il put s’écrier devant témoins, lorsque le bâtiment fut achevé, « voilà pourtant un navire qui ne m’a pas coûté plus de cinq piastres. » J’espère qu’après une telle preuve de la fourberie anglaise parmi nous, tout le monde sera suffisamment édifié sur le danger que courent les Acadiens de la baie Ste-Marie au milieu, ou plutôt sous la patte de ces renards audacieux. Pour les Anglais, ce sera toujours la fortune avec l’aide du mensonge et de leur brigandage commercial grandement perfectionné. Nous ne parlons pas de l’infamie, car en vérité que peut-il manquer sous ce rapport-là, aux marchands qui sont venus dans nos pauvres paroisses avec l’intention bien arrêtée de s’enrichir par toutes sortes de moyens, bien décidés à mettre dans le chemin des populations entières si leurs intérêts doivent en profiter. Mais si les marchands anglais n’ont qu’à continuer un tel système, comme ils y sont bien résolus d’ailleurs, pour accroître leur fortune, les Acadiens de Digby qui travaillent sur les chantiers n’ont aussi qu’à continuer leur honteuse servitude pour voir augmenter continuellement leur misère et perdre de plus en plus la dignité, l’indépendance et la modeste fortune que des pères un peu plus fiers, avaient acquis sans le secours des Anglais, bien entendu. La désastreuse influence anglaise, ou si l’on aime mieux les brigandages de marchands sans cœur et sans honneur, voilà donc la source de toutes les plaies de la baie Ste-Marie et surtout de l’émigration, la plus grande de toutes. Mais comme nous le verrons bientôt, émigrer aux Etats, c’est tout simplement agrandir cette influence, loin de la diminuer, et cependant le salut, la prospérité de la baie Ste-Marie dépendent de la destruction de cette criminelle influence de marchands effrontément voleurs, qui n’ont pas encore eu le bonheur de s’entendre dire leurs vérités! X… Baie Ste-Marie. A continuer.