La Baie Sainte Marie et l'émigration

Year
1881
Month
6
Day
30
Article Title
La Baie Sainte Marie et l'émigration
Author
X
Page Number
1
Article Type
Language
Article Contents
La Baie Sainte Marie et l’Émigration. (Suite.) Si l’autorité des parents était encore dans toute sa force à la baie Ste-Marie, verrait-on se produire un pareil courant? Ne faut-il pas conclure de ce qui arrive en ce moment que malheureusement l’esprit de famille commence à s’éteindre là où il a été le plus florissant autrefois, chez ces vieilles familles acadiennes, véritables tribus patriarcales dans le passé. Mais pourquoi cet esprit de famille, cet amour et ce respect si prononcé pour les parents, caractère distinctif de tout véritable Acadien, n’est-il plus ce qu’il était autrefois? N’est-ce pas surtout les parents qu’il faut rendre responsables de ce funeste changement? Oui, triste aveu qu’il faut avoir le courage de faire dans l’intérêt du bien et pour sauver les coupables eux-mêmes, en leur ouvrant les yeux. Oui, il se rencontre aujourd’hui des parents qui ne sont pas dignes de leur noble mission et qui, loin de conserver l’autorité que Dieu a déposée entre leurs mains, la détruisent parce qu’ils ne savent pas s’en servir. C’était en particulier le devoir des parents de conserver leurs enfants dans l’amour de la langue française et de toutes les bonnes vieilles coutumes anciennes; c’était eux aussi qui devaient leur faire aimer ces beaux travaux de la ferme qui ont fait la réputation des Acadiens et leur ont donné plus de deux siècles d’indépendance et de bonheur. Ne devraient-ils pas leur montrer que ce fatal voyage aux Etats, est un oubli de toutes leurs traditions, de leurs obligations de religion et de familles. Ne devraient-ils pas se servir de toute leur autorité pour les conserver auprès d’eux et les soustraire ainsi aux dangers qui les attendent loin du toit paternel! Qui donc voudra le bien de ces pauvres enfants, quand les parents les abandonnent les premiers et n’ont aucun souci de leur bonheur ici-bas et de leur salut éternel? Choses bien exposées aux Etats, certainement. Sont-ils déjà descendus dans la tombe, tous les premiers descendants de ces vénérables vieillards qui, il y a maintenant plus de 126 ans, étaient allés aux Etats. Mais… on sait dans quelle circonstance : arrachés tout à coup avec la plus froide cruauté à leurs champs si aimés de l’ancienne Acadie, ils se virent en grande partie dirigés vers les rivages introspitaliers du Massachusett, de la Virginie et des Carolines. C’est là aussi qu’ils eurent le plus à souffrir lorsqu’on voulut bien les laisser débarquer et qu’on n’obligea pas, avec la dernière inhumanité les navires qui les portaient à reprendre la mer avec les malheureux exilés. Voilà des souvenirs qui devraient suffire pour détourner tout véritable Acadien de la pensée d’aller s’établir dans des lieux si funestes à sa race. Les descendants de ces exilés, dont j’évoque en ce moment la mémoire vénérée, se souvenaient de ce que leur avaient dit leurs pères, les fondateurs de la baie Ste-Marie, qui, grâce à leur haine pour une terre si fatale à leur race, ont pu laisser à leurs enfants une nouvelle patrie où ils ne seraient pas sous la domination ou plutôt l’esclavage de leurs plus cruels ennemis. Les mauvais traitements, il est vrai, ne durèrent pas toujours dans les Etats qui avaient reçu les Acadiens. Lorsque la paix fut conclue entre la France et l’Angleterre, on voulut s’attacher ces proscrits si courageux dans le malheur, si honnêtes dans l’indigence, si résignés sous la main de Dieu qui les frappait, si vaillants et si adroits à l’ouvrage. Mais, chez ces hommes admirables et dignes à jamais de notre vénération, l’amour de la patrie et de la religion, l’honneur de la race et du nom français étaient encore trop développés pour que de semblables propositions fussent acceptées. Les uns se rendirent au Canada et surtout à la Louisiane, terre lointaine où il y avait encore des Français sous un gouvernement catholique. Les autres, et c’est le plus grand nombre, furent encore mieux inspirés. C’est alors que l’amour de leur patrie leur mit au cœur un des plus grands desseins dont l’histoire du patriotisme garde le souvenir. Du moment que ces héros, ces humbles mais généreux Acadiens se virent libres de choisir le lieu de leur séjour ici-bas, ils ne voulurent plus vivre sous un autre soleil que celui de la belle Acadie. Des forêts, des mers, des rivières, des espaces immenses les séparaient de cette terre tant regrettée. Leur pauvreté si honorable ne leur offre aucune ressource pour ce voyage. N’importe, l’amour de la patrie est plus fort que tous les obstacles, ils veulent vivre et mourir là où ont vécu leurs pères. Trois cents familles se réunissent, et fortes de leur union et de leur invincible attachement à la terre natale, bravent toutes les difficultés et tous les dangers. Tout le long de ce pénible voyage, on laisse dans des tombeaux creusés à la hâte, au milieu des forêts inconnues et des plaines inhabitées, les restes de quelques martyrs qui ne reverront pas leur patrie, car les douleurs de l’exil, jointes aux souffrances de ce long voyage, ont abrégé les jours qu’ils devaient passer ici-bas. Mais au moins ils meurent contents, car ils savent qu’ils meurent dans l’accomplissement d’un des plus saints devoirs que l’homme ait à remplir sur la terre : assurer une patrie à ses descendants. Aussi, leurs dernières paroles sont de recommander à tous ceux qui leur sont chers de planter une croix sur leur tombe qui restera solitaire, de la confier par une dernière prière à la garde des anges de Dieu et de reprendre le voyage un moment interrompu par ses dernières souffrances et les funèbres apprêts. La pensée des prières que ses enfants répandront sur les tombes vénérées qu’abrite le cimetière de la paroisse natale, console le mourant de la solitude qui règnera autour de son tombeau d’exilé. Fidèles à la recommandation du mourant, les survivants reprennent leur lugubre pèlerinage, en répandant le long du chemin les larmes que le temps ne leur permet pas de laisser couler à loisir sur la fosse qui vient de recevoir les restes d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’un enfant ou d’un ami. On arrive enfin, toujours résignés et toujours sublime, à une terre française, la paroisse déjà ancienne de Memramcook où un grand nombre de Français avaient pu se maintenir. Les souffrances et les fatigues de ce voyage extraordinaire permettaient bien aux pèlerins de voir dans cette terre hospitalière, une véritable patrie où serait le dernier lieu de leur repos. Beaucoup de familles profitèrent donc des offres généreuses des Français de Memramcook et des environs, et se fixèrent pour toujours dans ces parages. Mais le plus grand nombre poussèrent l’héroïsme jusqu’au bout et continuèrent leur pénible voyage. Ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient vécu si heureux. Cruelle déception! Ces belles fermes tant regrettées, sont au pouvoir d’avides étrangers et il n’y a point de place à ces foyers pour ceux qui les ont créés et qui possèdent les droits les plus sacrés sur les terres que leurs sueurs ont fécondées. Faut-il reprendre le chemin de Memramcook et laisser s’éteindre la gloire du nom Acadien sur les bords de cette baie française qui avait été son berceau et où avait brillé sa gloire. Non, le sacrifice sera complet, ces exilés ont l’âme assez magnanime pour accepter toutes les épreuves. On ne peut recouvrir ni Port Royal, ni les Mines, ni Beaubassin, ni Grand-Pré. On colonisera la baie Ste-Marie et on y transportera tous les beaux souvenirs, toutes les glorieuses traditions du passé. O colonisateurs de la baie Ste-Marie! pères de la patrie! c'est vous surtout qui méritez de voir vos noms inscrits dans notre histoire et vénérés dans nos cœurs. Que dis-je? dans tous les cœurs vraiment français. O descendants de ces courageux proscrits qui furent encore plus grands que leurs malheurs! c'est à vous de relever la gloire de l’Acadie; c’est à vous habitants de la baie Ste-Marie, d’honorer la mémoire de ces vaillants ancêtres et suivant leurs traditions, en conservant cette terre sacrée qui leur a coûté tant de travaux, tant de larmes, tant de sang. Quel est donc l’Acadien qui n’aurait pas pour ses frères de la baie Ste-Marie, une amitié, une vénération toute particulière, en pensant à ceux qui furent leurs ancêtres et aux grands exemples de patriotisme qu’ils ont reçu de ces grands cœurs. Oui, Acadiens de la baie Ste-Marie, tous les Français seront fiers d’appartenir à la même race que vous et vous aimeront plus que tous les autres compatriotes si vous aussi, vous souvenant de la noblesse de votre passé, des exemples que vous ont laissés vos pères qui ne sont plus, vous reprenez les traditions nationales auxquelles vous devez la patrie, qui vous appartient encore. Pour être aussi grands que vos pères, vous n’aurez pas à entreprendre comme eux une œuvre immense et pleine de difficultés. C’était nécessaire pour coloniser la baie Ste-Marie; aujourd’hui il ne s’agit plus que de conserver le fruit de leurs glorieux travaux, ce qu’ils ont si vaillamment fondé. Si la baie Ste-Marie ne vous suffit pas, nos ancêtres restés au Nouveau-Brunswick, vous demandent de venir les aider à coloniser tant de terres qui sont encore à la disposition du premier travailleur qui viendra s’en emparer. Comprenez la honte qu’il y a à aller vous louer comme esclaves aux Etats, puisque les ossements de vos pères semblent sortir du tombeau pour vous dire : O mon malheureux fils, que fais-tu de mon vœu le plus cher, nous avons tant souffert pour te laisser l’honneur de vivre indépendant. Ah! ne méprise pas ainsi notre volonté la plus sacrée en abandonnant cette belle patrie que nous l’avons acquise au prix de notre sang! Cette baie Ste-Marie, qui devait faire de vous les premiers des Acadiens! Malheureux émigrés, entendez ces voix qui sortent de la tombe pour vous accuser. C’est la patrie qui redemande ses enfants qui la trahissent. Ce sont des ancêtres qui pleurent les malheurs auxquels ils avaient réussi à vous soustraire, et vous rendez inutile tant d’héroïsme et de dévouement! Du moins ne soyez pas insensibles devant ces tristes plaintes, consolez la patrie après l’avoir affligée et revenez nous aider à conserver et à agrandir une terre qui, pour un Acadien, devrait toujours être la plus belle, la plus aimée et la plus sacrée parmi toutes celles où le vent du malheur a jeté ses frères, car nous venons de le voir, la baie Ste-Marie est comme un sanctuaire national où se rencontrent toutes les gloires du passé, tous les nobles souvenirs de l’Acadie! X***