Les trois premières années de l'Acadie sous le régime anglais

Newspaper
Year
1896
Month
5
Day
21
Article Title
Les trois premières années de l'Acadie sous le régime anglais
Author
Placide P. Gaudet
Page Number
3
Article Type
Language
Article Contents
LES TROIS PREMIÈRES ANNÉES DE L’ACADIE SOUS LE RÉGIME ANGLAIS. (Suite) Quant aux autres habitants de l’Acadie ils furent laissés prisonniers à discrétion. C’est ce que nous apprend une lettre au marquis de Vaudreuil, gouverneur du Canada, datée d’Annapolis Royale le 22 octobre 1710, et signée par les membres du conseil de guerre anglais composé de George Martin, Thomas Mathews, Walter Riddell, George Gordon, Francis Nicholson, Samuel Vetch, Charles Hobby et Robert Redding. Voici le passage en question : Le Dieu Tout Puissant s’étant plu à bénir Sa Majesté Anne, ses troupes royales, par la soumission à son obéissance du tort de Port-Royal et du pays circonvoisin, comme vous l’apprendront plus particulièrement les articles de la capitulation que vous transmet Monsieur de Subercase, ci-devant gouverneur du roi de France dans ces endroits. Nous désirons vous renvoyer à ces articles par lesquels vous verrez que les habitants du pays à l’exception de ceux d’une portée de canon du fort sont laissés absolument prisonniers à discrétion. Le même conseil de guerre, le lendemain (23 octobre 1710), eut une autre séance pour rédiger, signer et lancer deux proclamations. La première de ces publications fut adressé à tous les sujets de Sa Majesté britannique en Amérique ou ailleurs à l’effet de leur apprendre la reddition du fort de Port-Royal, et pour leur défendre de faire le commerce en aucune autre localité en Acadie ou Nouvelle-Ecosse qu’à Annapolis Royale. L’autre était destinée aux Acadiens et aux Sauvages de l’Acadie. On leur défendait sous peine de mort de déranger et de maltraiter les sujets anglais qu’on laissait à Annapolis ou les commerçants qui pourraient y venir. On leur défendait aussi d’entretenir aucune correspondance, ni de faire le commerce d’aucune sorte avec les Français et les sauvages du Canada ou d’ailleurs. En dernier lieu on leur apprenait que dorénavant Annapolis Royale était la place où ils pouvaient aller acheter des marchandises et vendre leurs denrées. On leur signifiait aussi “que tant qu’ils se conduiraient paisiblement ils recevraient les meilleurs traitements jusqu’à ce qu’il plaise à sa Majesté d’en ordonner autrement.” A ma connaissance aucun historien n’a encore rapporté ces faits qui sont cependant d’une grande importance. Ils nous montrent en effet que les nouveaux maîtres du pays voulaient avoir seuls les droits de commerce et cela à Port-Royal même. Ce monopole arbitraire fut une source de difficultés dans la suite entre les Acadiens et les Anglais, surtout après que les Français se fussent établis à Louisbourg. Naturellement les Acadiens préfèrent avoir des relations commerciales avec ceux ci qu’avec les marchands anglais qui s’établirent à Annapolis. Les nouveaux maîtres du pays s’en formalisèrent et s’en vengèrent en malmenant les habitants acadiens. Non contents, ils envoyèrent rapports sur rapports contre eux au gouvernement. Leurs jérémiades indiquent clairement leur désappointement. Ils se berçaient de l’espoir d’amasser de la fortune et ils le voyaient leur échapper. Pour s’en convaincre on a qu’à lire leurs documents. Les fonctionnaires britanniques à Annapolis n’avaient qu’un but, celui de s’enrichir, et c’est pour cette raison surtout que Nicholson s’opposa si fortement en 1714 à l’évacuation des Acadiens, politique que Vetch et Philipps suivirent ensuite. Mais n’anticipons pas les faits, et revenons aux événements qui font suite à la prise de Port Royal, car ils sont fort peu connus. Pour juger impartialement la conduite de certains missionnaires, celle de l’abbé Gaulin par exemple, il faut nécessairement raconter se qui se passa à l’avènement du régime anglais en Acadie. La flotte anglaise quitta la rade de Port-Royal le jeudi, 30 octobre 1710 et arriva à Boston le 6 novembre. M. de Subercase et sa garnison quittèrent aussi la capitale de l'Acadie peu de jours après le départ de Nicholson. Deux jours après l’arrivée de la flotte anglaise à Boston, Joseph Dudley, gouverneur de la baie du Massachusetts et du New-Hampshire, lança une proclamation pour défendre tout travail, le jeudi, 27 novembre, et consacrer tout ce jour-là à rendre des actions de grâces à Dieu du succès remporté par les troupes britanniques et néo-anglaises dans l’expédition contre Port-Royal. Six semaines et demie auparavant (le 23 septembre), le même gouverneur avait par proclamation fixé le jeudi, 9 octobre, comme jour de prières publiques et de jeûne général pour implorer le Dieu Tout Puissant d’accorder la victoire et le succès à Nicholson et à son armée. On serait tenté de croire que le Dieu des armées exauça les supplications que lui firent les puritains, car quatre jours plus tard Port Royal capitulait. Cette expédition coûta à la Nouvelle Angleterre $9,200.00, somme que le parlement anglais remboursa dans la suite. Le premier gouverneur britannique à Annapolis, fut le colonel Samuel Vetch. Il entra en fonctions le 16 octobre et garda cette charge jusqu’à l'été de 1713, ignorant que Nicholson avait été nommé à sa place le 31 octobre 1712. Vetch, à qui on reproche d’avoir fait la contrebande avant de devenir gouverneur, ne tarda pas à s’attirer le mécontentement des Acadiens. En effet peu de jours après le départ de Port-Royal de la flotte anglaise et de la garnison française, il ordonna, au commencement du mois de novembre, aux habitants de la rivière Annapolis de lui faire un cadeau de la valeur de six mille livres et aussi de lui payer vingt pistoles ($40) par mois pour sa table. Il exigea également une somme semblable de ceux de la Grand-Pré, de Pigiguit, de Cobéquid et de Beaubassin. Les Acadiens, indignés à bon droit de ces extorsions et de la conduite de Vetch à leur égard, résolurent d’envoyer un placet à M. de Vaudreuil, gouverneur du Canada pour le supplier de leur “procurer les secours nécessaires pour quitter ce malheureux pays.” Cette lettre porte la date du 13 novembre 1710, et René d’Amours, sieur de Clignancourt, fut chargé d’aller la porter à Québec. J’en extrais les passages suivants : Nous vous prions de nous accorder votre assistance pour quitter ce pays et nous rapprocher de vous, ayant eu le malheur d’avoir été pris par les Anglais, comme vous l’avez appris sans doute par l’envoyé de M. Nicholson, et par le sieur de St-Castin (Anselme), qui est parti d’ici avec les lettres de M. de Subercase. “M. de Clignancourt, vous donnera un rapport fidèle de tout ce qui s’est passer à cette occasion et aussi depuis le départ de la flotte anglaise. Il vous fera connaître le fond de nos cœurs, et, mieux que nous ne pouvons le faire dans une lettre, il vous dira la rude manière dont nous sommes traités par M. Vetch qui nous garde comme des nègres, et veut encore nous persuader que nous lui sommes sous de grandes obligations pour ne pas nous traiter beaucoup plus mal. Il peut, dit-il, le faire avec justice et sans nous laisser le droit de nous plaindre.” “Nous avons donné à M. de Clignancourt copies de trois ordonnances que M. Vetch à lancées, et, au moment où nous avons l’honneur de vous écrire, noua apprenons qu’il va envoyer un de ses officiers aux Mines et à Beaubassin. Nous ne connaissons pas encore la teneur de ses ordres dans ces endroits, mais nous sommes persuadés qu’il n’aura pas plus d’égard pour les habitants de ces quartiers qu’il n en a eu pour nous.” Nous nous supplions, Monsieur, d’avoir pitié de notre misère, et de nous honorer d’une lettre venant de vous pour nous consoler et nous donner l’espoir que vous nous procurerez les secours nécessaires pour quitter ce malheureux pays. Les Acadiens de la vallée du Port-Royal ne se trompaient point en mandant à M. de Vaudreuil que Vetch devait envoyer un de ses officiers aux Mines et à Beaubassin pour exiger aussi des habitants de ces endroits une certaine somme d’argent. On a vue que la date de leur placet est du 13 novembre, mais ce n’est que le 19 du même mois que Mascarène, l’envoyé du gouverneur d’Annapolis, s’embarqua pour la Grand-Prée, ses instructions cependant, sont datées du 12 novembre. On se demande naturellement comment les Acadiens en dehors de la banlieue, c’est-à-dire ceux qui ne demeuraient pas dans le rayon des trois milles autour du fort ont-ils pu savoir le treize, que Vetch devait envoyer un de ses officiers aux Mines? Pour éclaircir cette question je vais citer les passages suivants d’un long et fort intéressant mémoire très peu connu. Il a été fait par Mascarène à la demande de Nicholson et porte la date du 17 novembre 1713. Voici : Après votre départ [de la rade de Port-Royal, le 30 octobre] l’opinion générale de la garnison au sujet des habitants du nouveau pays conquis fut que ceux de la banlieue, compris dans la capitulation, étaient les seuls parmi les Français [Acadiens] qu’on devait considérer comme amis pour les deux premières années. Quint à ceux en dehors de ce rayon il fut laissé au gouverneur Vetch de traiter avec eux et de les considérer comme des amis jusqu’à ce que le bon plaisir de Sa Majesté fut plus amplement connu. Donc des députés des Mines, et de presque tous les établissements en dehors de la banlieue, vinrent trouver alors le colonel Vetch— la même chose, je crois, vous est arrivée—dans l’attente de connaître sous quelle garantie ils devaient se reposer, et jusqu’où on les tolérerait sous le nouveau gouvernement du gouverneur Vetch. Je peux supposer qu’il ne jugea pas à propos de donner une réponse directe aux députés des Mines, mais il pensa qu’il était préférable d’envoyer un de ses officiers en cet endroit. Je fus donc choisi comme étant le plus ancien capitaine et le premier au commandement, et aussi grâce à ma connaissance de la langue française. Un parti de cinquante-neuf hommes, pris des détachements généraux qui composaient la garnison, fut placé sous mon commandement immédiat avec un lieutenant et un chirurgien. Mascarène partit d’Annapolis le 19 novembre, à bord le brigantin Betty, commandé par le capitaine Blackmore, débarqua aux Mines, le 24 du même mois, et le 1er décembre il était de retour à Port Royal. Je vais encore lui laisser la parole : A mon retour des Mines j appris que le major Forbes, le capitaine Abercromby, M. Capon, avaient eu des instructions du colonel Vetch pour exiger des habitants vivant le long de la rivière Annapolis, en dehors des limites de la banlieue, la même somme de six mille livres et vingt pistoles par mois. Mais j’ignore absolument la quantité de cette somme qui fut payée et le moyen employé pour la couvrir. D’après ce qui précède on serait porté à croire que Forbes, Abercromby et Capon se rendirent au haut de la rivière Annapolis après le départ de Mascarène pour les Mines. C’est assez probable, mais cela n’explique pas comment les habitants de cet endroit connaissaient le 13 novembre, six jours avant le départ de Mascarène que Vetch devait envoyer un de ses officiers à la Grand Prée. Peut-être que la phrase suivante du même mémoire de Mascarène sera plus explicite : Le jour suivant, le lundi, 24 novembre, je débarquai aux Mines vers midi dont un petit bateau avec vingt-deux hommes y compris les officiers et fut reçu sur le rivage par environ cent cinquante des habitants avec des démonstrations de joie. Comment s’expliquer la présence de 150 Acadiens sur le rivage au débarquement de Mascarène, près de l’endroit aujourd’hui connu sous le nom de Wolfville, qui le reçurent “avec des démonstrations de joie?” Evidemment son arrivée était attendue. C’est bien cela. En effet, les instructions que Vetch donna à Mascarène sont datées du 12 novembre, et le lendemain des messagers acadiens choisis par Mascarène lui-même parmi les habitants de la banlieue furent chargés de se rendre aux Mines, à Cobéquid et à Beaubassin pour annoncer sa prochaine arrivée. Pour aller à la Grand-Prée par terre il fallait suivre une route le long de la rivière Annapolis, et ce sont ces mêmes messagers qui apprirent aux habitants établis le long de cette rivière que Vetch devait envoyer un de ses officiers aux Mines. Quant “aux démonstrations de joie” manifestées par les Acadiens de la Grand-Prée, j’en donnerai plus tard l’explication. (A Suivre.) PLACIDE P. GAUDET.