l'Expulsion des Acadiens

Newspaper
Year
1896
Month
4
Day
2
Article Title
l'Expulsion des Acadiens
Author
P. P. Gaudet
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
L’EXPULSION DES ACADIENS. (Suite) Winslow avait décidé de commencer rembarquement des Acadiens, le mardi, sept octobre, mais une grosse tempête de pluie l'en empêcha. Le soir de ce jour, vingt quatre jeunes hommes s’évadèrent du Léopard et de l’Endeavour à l’insu de l’équipage et des huit sentinelles de garde placées sur chaque navire. En apprenant cette nouvelle, le lendemain matin, Winslow fut exaspéré, comme on peut le voir par le passage suivant de son journal à la date du 8 octobre : “Je fis faire l’enquête la plus stricte qu’il me fût possible pour savoir comment ces jeunes gens s'étaient échappés hier, et, d’après toutes les circonstances, je reconnus que c’était un nommé François Hébert, qui se trouvait à bord du navire et y embarquait ce jour-là ses effets, qui en avait été l’auteur ou l’instigateur. Je le fis venir à terre, le conduisis devant sa propre maison, et alors, en sa présence, je fis brûler sa maison et sa grange, et je donnai avis à tous les Français que, dans le cas où ces hommes ne se rendraient pas d’ici à deux jours, je servirais tous leurs amis de la même manière ; et non seulement cela, mais que je confisquerais tous leurs biens de ménage, et que si ces hommes tombaient entre les mains des Anglais, il ne leur serait accordé aucun quartier.” Ces évadés faisaient partie de l’escouade des 141 jeunes hommes non mariés embarqués le dix septembre. Il y avait quatre semaines qu’ils étaient à bord des navires ancrés à l’embouchure de la rivière Gaspareau. Leur embarquement mérite d’être raconté. Je donne la parole à M. l’abbé Casgrain. “Winslow, dit-il, était resté sourd à toutes les supplications. Voyant les plus hardis (des Acadiens) s’indigner ouvertement et se concerter ensemble, il craignit qu’ils ne vinssent à se porter à quelque acte de désespoir, et, sur l’avis de ses officiers, il résolut de profiter de l’arrivée de cinq vaisseaux de Boston, qui venaient d’ancrer à l’embouchure de la rivière Gaspareaux, pour faire monter sur chacun d’eux cinquante des captifs. “Dans la matinée du 10 septembre, la garnison fut appelée sous les armes, et placée derrière le presbytère en colonnes adossées à l’un des longs pans de l’église, qui faisait face aux deux portes de l’enceinte palissadée. Winslow fit alors venir celui des anciens, [François Landry, âgé de 69 ans], comme sous le nom de père Landry, qui, sachant le mieux l’anglais, servait ordinairement d’interprète, et il lui dit d’avertir les siens que deux cent cinquante d’entre eux seraient embarqués immédiatement, et qu’on commencerait par les jeunes gens, qu’ils n’avaient qu’une heure de délai pour se préparer, parceque la marée était sur le point de baisser. “Landry fut extrêmement surpris, ajoute Winslow ; mais je lui dis qu’il fallait que la chose fût faite, et que j’allais donner mes ordres.” “Les prisonniers furent amenés devant la garnison, et mis en lignes, six hommes de front. Alors les officiers firent sortir des rangs tous les jeunes gens non mariés, au nombre de cent quarante et un, et, après les avoir mis en ordre, ils les firent envelopper par quatre-vingts soldats détachés de la garnison sous le commandement du capitaine Adams. “Jusqu’à ce moment, tous ces malheureux s’étaient soumis sans résistance ; mais, quand on voulut leur ordonner de marcher vers le rivage pour y être embarqués, ils se récrièrent et refusèrent d’obéir. On eut beau les commander et les menacer, tous s’obstinèrent dans leur révolte avec des cris et une agitation extrême, disant avec raison que, par ce procédé barbare, on séparait le fils du père, le frère du frère. Ce fut là le commencement de cette dislocation des familles, qui n’a pas d’excuse, et qui a marqué d’une tache ineffaçable le nom de ces auteurs. “Quand on sait qu’une partie de ces jeunes gens n’étaient que des enfants dix à douze ans, et par conséquent bien moins redoutables que des hommes mariés dans la force de 1’âge et qui avaient de plus grands intérêts à sauvegarder, on ne peut comprendre ce raffinement de cruauté. “Il faut laisser Winslow lui-même raconter cet incident: “J’ordonnai aux prisonniers de marcher. Tous répondirent qu’ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c'était une parole que je ne comprenais pas, car le commandement du roi était pour moi absolu et devait être obéi absolument et que je n’aimais pas les mesures de rigueur, mais que le temps n’admettait pas de pourparlers ou de délais, alors j’ordonnai à toutes les troupes de croiser la baïonnette et de s’avancer sur les Français. Je commandai moi-même aux quatre rangées de droite des prisonniers, composées de vingt-quatre hommes, de se réparer du reste ; je saisis l’un d’entre eux qui empêchait les autres d’avancer, et je lui ordonnai de marcher. Il obéit.’’ Le reste des jeunes gens se résignèrent à suivre, mais non sans résistance, et avec des lamentations qui firent mal à Winslow lui-même. Une foule de femmes et d’enfants, parmi lesquels se trouvaient les mères, les sœurs, les fiancés de ces infortunés, étaient témoins de cette scène déchirante, et en augmentaient la confusion par leurs gémissements et leurs supplications. “De l’église au lieu de l’embarquement la distance n’est pas moins d’un mille et demi. Elles s’attachèrent à leurs pas pendant tout ce trajet, en priant, pleurant, s’agenouillant, leur faisant des adieux, essayant de les saisir par leurs vêtements pour les embrasser une dernière fois. “Une autre escouade, composée de cent hommes mariés [c’est quatre vingt neuf qu’il faut lire], fut embarquée aussitôt après la première, au milieu des mêmes scènes. Des pères s’informaient de leurs femmes restées sur le rivage où étaient leurs fils, des frères où étaient leurs frères, qui venaient d’être conduits dans les navires : et ils suppliaient les officies de les réunir. Pour toute réponse, les soldats pointaient leurs baïonnettes et les poussaient dans les chaloupes. “Chaque famille eut ordre de nourrir les siens à bord, comme elle faisait à l’église.’’ P. P. GAUDET. (A suivre)