Canadiens et Acadiens.—La langue française en Acadie.

Newspaper
Year
1896
Month
1
Day
16
Article Title
Canadiens et Acadiens.—La langue française en Acadie.
Author
-----
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
Canadiens et Acadiens.—La langue française en Acadie. Les deux groupes français qui se sont maintenus dans l’Amérique du Nord n’ont pas jusqu'à présent attiré au même degré l’attention de leur ancienne mère patrie. On peut dire que les Canadiens sont à la mode. Naguère ils venaient un peu chez nous où ils passaient inaperçus et nous n’allions jamais chez eux. Aujourd’hui nous faisons grand accueil à leurs hommes politiques et à leurs écrivains et, ce qui vaut mieux, dans nos tournées au nouveau monde, nous n’oublions plus d’intercaler comme étape obligatoire Montréal entre New-York et Chicago. Enfin, signe manifeste de la sympathie grandissante du public, les “voyages au Canada” ne se comptent plus en librairie. Les Acadiens ne sont pas à beaucoup près si favorisés. Que savons-nous deux ? Que nous les avons cédés à la fin du règne de Louis XIV qu’ils ont subi pendant la guerre de Sept ans une odieuse déportation et que par la suite, tant bien que mal, ils se sont, dans les limites de l’ancienne colonie française, reconstitués en corps de nation. Et c’est tout. Et pourtant ce petit peuple n’a point gagné à cet héroïque effort une heure de trêve et de sécurité. Moins heureux que leurs frères de la province de Québec qui ne combattent plus en somme que pour la conquête du plus bel avenir possible, les Français du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle Ecosse luttent toujours pour la vie. C’est qu’ils ont été doublement abandonnés. Après l’exode de leur aristocratie féodale et militaire, les habitants de la vallée du Saint Laurent gardaient à leur tête, pour les diriger et les instruire, un clergé patriote Les descendants des colons de Port-Royal et des Mines avaient perdu à la fois leurs chefs temporels et spirituels……………………………………………….. Bannie de l'église comme de l'école, celle-ci n’a pu se maintenir qu’au foyer domestique. Il était inévitable que sur certains points elle ne se maintint qu’avec peine. Déjà quelques groupes acadiens sont menacés. Sans renier le moins du monde leur origine, ils sont en train d’oublier le doux parler de France. Rassurez-vous cependant. Ces groupes-là ne forment dans la masse de la nation acadienne qu’une minorité insignifiante. Nulle part le recul n’a pris des proportions inquiétantes. Aussi bien est-il largement compensé par des progrès accomplis sur d’autres points. Ce qui doit nous préoccuper davantage, c’est que, là même où la langue française résiste le plus victorieusement, elle s’est laissé envahir par les anglicismes. Si cette invasion ne pouvait être enrayée, elle perdait son allure propre, toutes les qualités qui sont sa grâce et sa clarté. Elle ne vaudrait plus la peine d’être sauvegardée. Mais n’exagérons pas le péril. La situation de l’élément français varie singulièrement suivant les régions. Dans le nord du Nouveau-Brunswick, sur le haut fleuve Saint-Jean et le long des rivages qui vont de la baie des Chaleurs à la baie de Miramichi, il possède d’ores et déjà une autorité qui semble indestructible. L’état actuel des choses dans l’île du Prince-Edouard et dans l’isthme de Shédiac ne nous autorise pas non plus à douter de l’avenir. Et puis les Acadiens se défendent avec ténacité. Ils ont trouvé des chefs d’une énergie infatigable. Les uns s’efforcent de les grouper en gros bataillons trop compacts pour être jamais entamés. Telle est la tâche glorieuse que s’est imposée le P. M. F. Richard. Il y a en lui du curé Labelle. C’est le même enthousiasme, la même foi dans la réparation de l’avenir, la même puissance de persuasion, la même maîtrise de la foule. C’est lui qui a fondé de toutes pièces les magnifiques provinces d’Acadieville et de Rogersville. Un autre grand Acadien, c’est le sénateur fédéral Pascal Poirier. Celui-là a une grande situation officielle. Il siège à la Chambre haute d’Ottawa pour ce comté de Shédiac, qui occupe une position stratégique si remarquable dans l’isthme qui unit la Nouvelle-Ecosse au Nouveau-Brunswick. Il a la haute main dans cette Société patriotique de l’Assomption, qui est aux Acadiens ce que la Société de Saint-Jean-Baptiste est aux Canadiens. Il a accepté la collaboration de l’Alliance française et il a eu le courage, ce qui est méritoire dans un pays où la moindre accusation d’hétérodoxie porte un préjudice capital, de la défendre contre les ignorants et les malintentionnés qui calomniaient sa neutralité si loyale sur le terrain religieux et la transformait, contre toute évidence, en instrument de propagande anticatholique. Au reste, ce n’est pas au nom de l’Alliance française, mais au nom de la Société de l’Assomption, que le sénateur Poirier essaye de conquérir pour le français une place dans l’enseignement public. L’essentiel serait d’avoir de bons collèges, de bons séminaires où notre culture serait donnée à quelques sujets d’élite. Il s’agirait de constituer parmi ce peuple de laboureurs et de pêcheurs une aristocratie intellectuelle dirigeante. Bien des tentatives ont eu lieu jusqu’ici pour obtenir un résultat si désirable. Une seule a complètement réussi. Le collège de Memramcook est depuis longtemps déjà une pépinière d’hommes distingués et de dévoués patriotes. Mais le collège Saint-Louis dans le comté de Kent, fondé en 1874 par l’abbé Biron, un prêtre français, dont le souvenir là-bas est impérissable, n’a pu résister que huit années………………………………….. Mais on nous dit que les temps sont changés et que le haut clergé de langue anglaise est rentré dans la voie de la véritable charité chrétienne. Le fait est que l’archevêque d’Halifax, Mgr O'Brien, a généreusement permis aux Acadiens d’appeler à leur secours les congrégations françaises, et que les eudistes ont fondé à Church-Point, sur la baie de Fundy, le collège Sainte-Anne où ils donnent en langue française l’instruction classique et l’instruction commerciale. Il semble même que l’idiome si longtemps proscrit soit sur le point de prendre place officiellement dans l'enseignement public de la Nouvelle-Ecosse. Les décisions de la convention scolaire de Truro le donnaient à espérer. Les défenseurs de la langue française s’étaient faits très modestes. Ils ne réclamaient pas bruyamment son droit à l’existence. Ils faisaient simplement remarquer qu’on ne pouvait donner le premier degré de culture intellectuelle aux enfants des Acadiens que dans le langage qu’ils avaient entendu parler autour de leurs berceaux. En se maintenant sur ce terrain, les Acadiens ont bien des chances de réussite. En vérité, ce serait réconfortant d'assister à ce triomphe de la tolérance dans le pays du “grand dérangements,” tandis qu’à l’autre bout de la Confédération, sur les terres vierges du Manitoba, le fanatisme et les haines de race sont déchaînés. Vous le voyez, les Acadiens n’ont point trop à se plaindre du présent ; plus que jamais, ils doivent espérer en l’avenir. Ils forment déjà le quart de la population des provinces maritimes et ils ont conservé leur belle fécondité d’antan. Or, leurs rivaux ne s’accroissent plus ni par immigration, ni par excédent de naissances. Dans ces conditions, qui sait si le siècle qui vient ne leur réserve pas quelque belle revanche pacifique.