l'Acadie: Reconstruction d'un chapitre perdu de l'histoire

Newspaper
Year
1895
Month
8
Day
8
Article Title
l'Acadie: Reconstruction d'un chapitre perdu de l'histoire
Author
------
Page Number
1, 2
Article Type
Language
Article Contents
L'ACADIE. Reconstruction d’un chapitre perdu de l'histoire. (De la Revue Nationale.) Nous venons de terminer la lecture de l’ouvrage en deux volumes de M. Edouard Richard, que vient de publier à New-York et à Montréal la maison John Lovell & Son, et dont le titre est : “Acadia—Missing links of a lost chapter in American History,” et nous ne pouvons résister au plaisir d’en faire une courte appréciation. Plusieurs peut être se demanderont pour quel motif ce livre, oeuvre d’un Acadien a été publié en anglais plutôt qu’en français. La lecture de l’introduction devra suffire à les convaincre que l’idée de l’autour a été des plus heureuses à tous les points de vue. Nous avions déjà lu dans Le Monde et le Montreal Herald des extraits de ce livre qui donnaient les plus belles espérances, mais c’était-là, nous disions-nous, des morceaux choisis par l’auteur même, et il était raisonnable de croire qu’ils étaient le dessus du panier. Tout de même, il était évident que l’ouvrage devait avoir du mérite, et nous avions hâte de le parcourir. C’est fait, et la lecture attentive que nous en avons faite n’a fait qu’ajouter à l’impression favorable produite par les extraits publiés. Cet ouvrage n’est pas, à proprement parler, une histoire. On s’attend, en lisant une œuvre de cette nature, à y voir une narration des événements se rangeant par époques et par dates dans un ordre méthodique, reliés ensemble par quelques éclaircissements et rehaussés en quelques endroits par des considérations philosophiques qui sont comme le ciment faisant un tout compact de l’édifice. L’ouvrage est bien cela à beaucoup d’égards, mais il est en même temps un plaidoyer. Ne serait-il que cela, l’auteur ne nous aurait pas trompés par le titre qu’il lui a donné. Il se trouvait en face d’un chapitre perdu; perdu, parce que les rares documents qui nous restent ne représentent qu’un côté de la question, celui du despotisme militaire qui présidait au gouvernement de la province perdu, parce que le grand événement qui a donné lieu aux malheurs du peuple acadien cachait un crime monstrueux et que la honte avait poussé ses auteurs à détruire les documents qui pouvaient flétrir leur mémoire. La chose était facile puisqu’ils étaient eux-mêmes l’autorité, puisqu’ils tenaient en mains, sinon les preuves palpables de leur crime, du moins les fils qui eussent permis aux chercheurs de recomposer la trame qui les eut guidés dans la recherche de la vérité. Cette déportation était tellement odieuse, tellement barbare, que, sans même en démêler parfaitement les causes ou les raisons, elle a été condamnée d’une voix à peu près unanime. Il pouvait être plus satisfaisant de mettre la main sur certains documents qui, liés ensemble, pouvaient établir la preuve absolue du crime, mais la disparition presque complète de ceux qui devaient se trouver aux archives ne suffisait-elle pas pour convaincre quiconque n’est pas aveugle? Devant nos cours de justice on regarderait comme une forte présomption de culpabilité la disparition de documents que retiendrait l’inculpé; à plus forte raison peut-être celle de documents publics par l’autorité constituée. Chapitre perdu, parceque, comme le prouve surabondamment M. Richard, le compilateur des archives de la Nouvelle-Ecosse, a tronqué à nouveau les rares documents qui restaient et fait tout ce qui a été possible pour égarer le public. Chapitre perdu, parce que Parkman, suivant l’exemple du compilateur, a mis en œuvre tous les subterfuges et toutes les roueries d’une imagination fertile pour tromper davantage le lecteur. Dans des circonstances aussi exceptionnelles, l’histoire de ces douloureux événements pouvait-elle s’accommoder d’une simple narration? Evidemment non. On sent que M. Richard éprouve des scrupules ou des inquiétudes sur ce point, et il s’en explique à diverses reprises. L’élévation de son esprit, l’impartialité qui le distingue et dont son beau livre porte l’empreinte, lui eussent fait désirer, nous n’en doutons pas, d’adopter le genre ordinaire de l’histoire. Il ne le pouvait pas; et tel qu’il est son ouvrage n’en est pas moins l’histoire fidèle de l’Acadie pour la période qu’il embrasse. Etant donné les circonstances, la forme qu’il a adoptée était la seule qui put éclairer le public et lui faire saisir le fond des choses. Tout est exposé avec tant de clarté, tant de méthode, tant de force, avec une telle abondance de preuves inductives et déductives, qu’il ne laisse pas un seul doute sur tous les points qu’il touche. Sa conviction est si profonde qu’il nous entraîne irrésistiblement à sa suite. Il n’est pas nécessaire en aucun cas de se demander si la preuve corrobore les conclusions; cette preuve, elle est là chaque fois, textuelle, complète, tirée le plus souvent des documents publics, des écrits de ceux contre qui il conclut. Ces documents, il les analyse, on peut le suivre dans les prémisses comme dans les conclusions, et toujours il fait preuve de clairvoyance et de pénétration. Pour approfondir cette histoire il importait beaucoup de connaître le caractère des Acadiens, du clergé, des divers gouverneurs qui se sont succédé dans l’administration des affaires et de démêler les intérêts variés de toutes les parties en cause. Tout cela est mis en relief avec une grande clarté et une profonde habileté. C’est ainsi que durent se passer les choses, se dit-on; et comme résultat on ferme le livre, emportant avec soi une conviction profonde. Nous laissons à d’autres la tâche d’apprécier plus minutieusement les phases variées de cette histoire, la nôtre se borne à indiquer les grandes lignes du sujet. * * * Port Royal en Acadie, maintenant Annapolis (Nouvelle-Ecosse) a l’honneur d’avoir été le premier établissement européen fondé dans le nord de l’Amérique. Après un siècle de domination française et bien des vicissitudes, l’Angleterre s’empara de Port Royal en 1710; trois ans plus tard, en 1713, la France, par le Traité d’Utrecht, cédait définitivement ses droits sur toute l’Acadie. La France s’était si peu occupée de cette colonie que la population d’origine française n’était alors que de 2,500 âmes. Par ce traité les Acadiens pouvaient, ou rester dans le pays en conservant leurs terres et le libre exercice de leur religion, ou le quitter dans l’espace d’un an avec le privilège d’emporter leurs meubles et effets et le produit de la vente de leurs immeubles. Les autorités anglaises crurent probablement que les Acadiens ne demanderaient pas mieux que de rester; il n’en fut cependant pas ainsi, car tous décidèrent d’émigrer à l’ile Saint Jean (Prince-Edouard) qui appartenait encore à la France avec l’ile du Cap-Breton. Partir était pour eux, on le comprend, un sacrifice cruel. Il s’était écoulé un siècle depuis que le pays avait été occupé par leurs ancêtres; plusieurs générations s’étaient assises au même foyer; ils possédaient des terres d’une grande fertilité, qu’ils avaient enlevées à la mer par des travaux d’endiguement qui représentaient une somme énorme de travail; ils possédaient des habitations confortables et vivaient dans l’abondance dans un pays salubre et riant, où tout respirait la paix et le bonheur. Délaissés par la France, sans immigration, unis ensemble par les liens de la parenté et des intérêts communs, ils formaient une grande famille dont les mœurs étaient en réalité ce que la fiction peut être attribue à l’âge patriarcal. D’un autre côté, dans ces temps d’intolérance et de haines nationales, pouvaient-ils espérer que leurs nouveaux maîtres respecteraient longtemps leur foi religieuses et les clauses du traité? Leur décision alarma le Gouverneur de la Province, car il comprit que cette expatriation servirait à peupler le territoire français au détriment de l’Acadie. Il comprit également, ce qui était plus sérieux encore, qu’il ne pourrait même être question de les remplacer par des colons anglais par crainte des Sauvages dont la haine pour tout ce qui était Anglais était telle que la vie de ces colons serait sans cesse menacée par eux. Ce danger était si réel et si difficile à écarter, que pendant quarante ans, jusqu’à la fondation d’Halifax (1749), il ne s’établit pas un seul colon anglais en Acadie. Le départ des Acadiens avait donc pour résultat de laisser la province sans un seul habitant, et sans l’espoir de les remplacer. La possession devenait par là inutile. Aussi, lorsque les Acadiens s’adressèrent au gouverneur pour obtenir de lui des moyens de transport, il leur fit réponse qu’ils ne pouvaient compter sur des vaisseaux anglais. Ils s’adressèrent à Louisbourg. Il défendit l’entrée des ports de l’Acadie aux vaisseaux français. Ils se construisirent alors eux-mêmes des petits bateaux, mais, comme il leur fallait des agrès pour les appareiller, ils demandèrent la permission de s’adresser aux Français pour s’en procurer; il rejeta cette demande et leur refusa également le droit de s’en procurer à Boston. Loin de rebuter les Acadiens, ces difficultés augmentaient leur méfiance et leur détermination de partir. Ils prièrent les autorités françaises d’intervenir en leur faveur auprès du gouvernement anglais afin de faire respecter le traité et de mettre un terme à ces obstacles La Reine Anne confia au ministre français un ordre adressé au gouverneur Nicholson lui enjoignant de laisser partir les Acadiens. Ce document fut remis à celui-ci par M. de la Ronde, l'envoyé du gouvernement français; Nicholson parut d’abord vouloir se soumettre à cet ordre, mais lorsqu’il fallut s’exécuter, il référa la question à la Reine avec les raisons les plus futiles. La Reine Anne mourut sur ces entrefaites, sans quoi la question eut probablement été réglée suivant le traité, les promesses et les désirs des Acadiens. Pendant ce temps Nicholson mettait tout en œuvre pour persuader aux autorités que l’on ne devait pas laisser partir les Acadiens; que leur départ serait la ruine de la Province et la consolidation du pouvoir de la France. On comprit. La diplomatie se chargea de laisser traîner les négociations, et en attendant on faisait réponse aux Acadiens que la question était toujours à l’étude. Ceux-ci, naïvement, s’attendaient si bien à partir dans le cours du printemps (1715), qu’ils n’ensemencèrent même pas leurs terres. L’année suivante, comme la France semblait ralentir ses instances, le Gouverneur de l’Acadie en profita pour exiger des Acadiens le serment d’allégeance. Leur réponse fut d’abord un refus formel. Nous voulons partir, répondirent-ils, et nous attendons la réponse promise. Un peu plus tard, las d’attendre et sur de nouvelles instances, ils répondirent qu’ils resteraient dans le pays si on voulait accepter un serment qui les exemptât de porter les armes contre la France et ses alliés : si vous trouvez un moyen de nous protéger contre la vengeance des Sauvages, ajoutaient-ils, nous limiterons cette exemption aux Français seulement. Rien ne se fit, et la situation se prolongea ainsi jusqu’à 1720, alors que le Général Philippe venait d’être nommé Gouverneur de la Province. En mettant le pied à Annapolis, il lança une proclamation enjoignant aux Acadiens de prêter serment sous trois mois ou de quitter la province sans rien emporter avec eux que leur linge. L’émoi fut considérable. Comment partir sans vaisseaux, sans facilités de transport, sans même de chemins, pour communiquer d’un endroit à un autre! Et quelle dure nécessité d’abandonner ainsi leur récolte, leurs bestiaux et leurs biens! Si grande était cependant leur détermination qu’ils se mirent à l’œuvre pour ouvrir un chemin entre Annapolis et Grand Pré dans le but d’effectuer leur sortie par la voie de terre et la Baie Verte. Philippe, qui n’avait pas songé à ce moyen de départ et qui n’avait pu se rendre compte qu’on put volontairement sacrifier à ce point l’intérêt au sentiment, en fut tout alarmé. Que faire! Pouvait-il arrêter ces travaux lorsque lui-même venait de poser une alternative qui ne pouvait se réaliser que par ce moyen? Evidemment non! C’était exposer sa mauvaise foi à nu d’une façon humiliante. Il le fit cependant. Par une résolution de son Conseil, défense fut faite aux Acadiens de poursuivre ces travaux et même de s’absenter de leurs demeures respectives sans sa permission. Humilié de son insuccès, mais anxieux de prévenir un départ qu’il n’aurait pu empêcher, il leur fit entendre de mielleuses paroles tout en se plaignant amèrement aux Lords of Trade de leur entêtement. Peu de temps après (1722), il s’en retourna en Angleterre laissant l’administration de la province à Armstrong, Lieutenant-Gouverneur de la garnison d’Annapolis. Ce dernier était un esprit mal équilibré. Impérieux et grossier, il se créa des difficultés avec tout le monde, et particulièrement avec ses conseillers, ses officiers et le clergé. A plusieurs reprises il tenta de surprendre la bonne foi des Acadiens et d’obtenir par la ruse la prestation du serment d’allégeance sans les restrictions exigées. Il n’y parvint pas. Ses bouffonneries administratives firent tomber son autorité dans un tel discrédit que Philipps fut chargé de retourner en Acadie afin de régler définitivement cette question du serment. Le grand obstacle à l’acceptation de celui qu’offraient les Acadiens était cette condition écrite qu’ils exigeaient. On trouvait que la dignité de la couronne en serait compromise. Pour y obvier, instruction fut donnée à Philipps d’accepter ce serment avec la restriction exigée en offrant de substituer une promesse verbale à une promesse écrite. Devant une assurance aussi formelle, émanant de Sa Majesté même par la bouche d’un personnage aussi élevé que l’était Philipps, fraîchement arrivé de Londres, se disant porteur de telles instructions, toutes les objections tombèrent, et en peu de temps le serment fut prêté avec empressement par toute la population (1730). De ce moment les documents publics ne désignent plus les Acadiens que sous le nom de “French Neutrals." Philipps, qui restait toujours le gouverneur en titre de la Province, retourna à Londres, laissant de nouveau l’administration à ce même Armstrong dont nous avons esquissé les traits principaux de caractère. Les difficultés se renouvelèrent comme de plus belle avec son Conseil, ses officiers et son entourage, et plus particulièrement avec le major Cosby, Lieutenant-Gouverneur de la garnison. Son esprit se déséquilibra de plus en plus, tellement qu’il termina sa carrière par le suicide (1739). Il fut remplacé par le major Mascarène, huguenot français que la révocation de l’édit de Nantes avait forcé de quitter la France avec son père alors qu’il était encore enfant. Il était aussi humain, conciliant et droit qu’Armstrong était cruel, intraitable et fourbe. Il gagna bien vite la confiance des Acadiens et se les attacha par ses bons procédés. Ce résultat était heureux dans les conjonctures difficiles qu’allait traverser la province car la guerre fut déclarée en 1743 entre la France et l’Angleterre, et pendant les quatre années que dura cette guerre, l’Acadie fut envahie quatre fois par les Français. Les Acadiens comptaient alors une population d’environ 10,000 âmes; ils pouvaient mettre sous les armes 1,500 soldats, et la garnison d’Annapolis, la seule dans la province, en comptait moins de 150 au commencement de la guerre. Le sort de l’Acadie était virtuellement entre les mains des Acadiens. Les Français, qui avaient compté sur leur appui, mirent tout en œuvre pour ébranler leur fidélité. On passa des cajoleries aux menaces, des menaces aux mauvais traitements, sans réussir. Dans les intervalles de ces invasions successives, les Acadiens prêtèrent main forte au gouverneur, les uns en fournissant les matériaux nécessaires à la réparation du fort, les autres en travaillant aux fortifications qui tombaient en ruines. Il fallait certainement beaucoup de bonne volonté pour se soumettre à des désirs auxquelles ils pouvaient facilement se soustraire, et le service rendu n’était pus de légère importance puisque sans eux, ces travaux seraient restés fort incomplets. A la demande du gouverneur ils se formèrent même en association pour empêcher leurs compatriotes d’approvisionner les Français. L'empire que Mascarène avait gagné sur eux était si grand qu’on venait à lui dans toutes les situations difficiles comme à un père. Un exemple bien concluant de cette confiance et de leur esprit de soumission est le suivant. Les officiers anglais voulaient les contraindre à leur servir de pilotes et de guides dans leurs mouvements contre les Français. Les Acadiens s’y refusèrent, prétendant que ces services allaient à l’encontre de leur neutralité. Ils exposèrent la situation à Moscarène qui leur fit comprendre que ces services n’étaient pus incompatibles avec leurs devoirs. Sans un murmure ils s’y soumirent. Il y a bien d’autres faits plus importants encore qui rehaussent considérablement l’esprit de soumission et le respect au serment de fidélité dont les Acadiens firent preuve, mais il serait trop long d’entrer dans ces détails. L’ouvrage de M. Richard, produit plusieurs lettres de Mascarène dans laquelle ce dernier témoigne hautement de la fidélité des Acadiens en dépit des séductions réitérées des Français. Dans l’une d’elles, il déclare que, sans cette fidélité, l’Acadie était perdue pour l’Angleterre. Comme on peut le penser il s’est trouvé des exceptions. Mascarène évalue le nombre de ceux qui, d’une manière ou d’une autre assistèrent les Français à une vingtaine. Douze d’entre eux furent arrêtés après la guerre, et, chose remarquable, ils le furent sur la dénonciation de leurs compatriotes, de cette association dont nous venons de parler, et non pas pour avoir pris les armes, mais pour avoir favorisé les Français de diverses manières. Quelques-uns purent expliquer leurs actes d’une manière satisfaisante et furent relâchés. Il semblerait qu’une fidélité si surabondamment prouvée et dans des circonstances aussi difficiles fut de nature à fixer les esprits sur le compte des Acadiens et à leur mériter la reconnaissance des autorités. Il semblerait en même temps que la question du serment, réglée par le compromis de Philipps, ne dut pas être soulevée de nouveau, an moins tant que le territoire de la France serait adjacent à celui de l’Acadie, ou tant que la question des frontières, restée indéfinie après le traité d’Utrecht, ne serait pas définitivement résolue. Immédiatement après la guerre on se détermina à établir des colons anglais en Acadie et Halifax fut fondé. Cornwallis, le nouveau Gouverneur, était à peine débarqué à Chibouctou (Halifax) avec sa colonie, composée d’environ 2,500 âmes, que les Députés acadiens se présentèrent devant lui pour lui offrir leurs hommages. Il les accueillit avec beaucoup de hauteur et leur déclara que tous les Acadiens auraient à prêter de suite un serment sans réserve ou à quitter le pays saris rien emporter de leurs meubles et effets. Cet ordre jeta l’émoi et la consternation. Le départ fut décidé à l’unanimité et les délégués nommés portèrent cette décision au Gouverneur. Cornwallis avait pensé sans doute que l’attachement à leur pays, à leurs biens, et la dure nécessité de s’expatrier, sans rien emporter de leurs bestiaux et effets, les déterminerait à accepter son serment. Quand il vit qu’il s’était trompé et combien ce départ profiterait à la France, il prit l’alarme comme l’avait fait Philipps et chercha à les retenir par les mêmes moyens. Il se fit doux, aimable, conciliant et les congédia sans parler du serment et de ses ordres; mais il était trop tard, la défiance était éclose et la détermination de partir n’en fut pas ébranlée. On était d’ailleurs à l’automne et les Acadiens ne demandaient pas mieux que de retarder leur départ à une saison plus favorable. De bonne heure, au printemps, leurs délégués se présentèrent devant le Gouverneur pour lui faire connaître que leur décision restait la même. Acculé devant cette situation embarrassante, Cornwallis renouvela les subterfuges de ses prédécesseurs : “Vous ne pouvez partir maintenant, leur dit-il. A cette saison il convient que vos terres soient ensemencées pour les laisser dans l’état où elle doivent être.” Il fallait semer ce que d’autre devaient récolter et perdre un temps précieux Si dure que fut cette obligation on s’y soumis, et quand cela fut fait, on se présenta de nouveau devant lui avec la même demande. Nouvel embarras. Cette fois, certes, la série des subterfuges était épuisée et Cornwallis n’en pourrait susciter d’autres. “Vous ne pouvez convenablement partir tous ensemble, leur dit-il; attendez que le calme soit rétabli alors je donnerai des passeports à ceux qui en demanderont,” Fatigué de ces délégations répétées, humilié de subterfuges à courte échéance, Cornwallis avait trouvé ce moyen de se débarrasser définitivement de ces importunités. Et pourtant son consentement ne pouvait être nécessaire puisque lui-même avait posé l’alternative : “prêtez serment sans réserve ou partez,” mais, soit crainte d’obstacles violents, soit respect et déférence pour l’autorité, soit même pénétration des intérêts que leur départ compromettait, ils ne voulurent pas s’éloigner sans une autorisation formelle. Le traité d’Utrecht, de même que celui d’Aix-la-Chapelle, laissait les frontières de l’Acadie à être déterminées par une commission. Rien, jusque là, n’avait été conclu à ce sujet. En attendant, depuis la fin de la dernière guerre, les Français occupaient le territoire en litige au nord de la Baie de Fondy. Cette occupation n’était peut-être que temporaire, mais, quand ils virent que le Gouverneur de la Nouvelle-Ecosse exigeait des Acadiens le serment ou le départ, ils en profitèrent pour engager ceux-ci à émigrer sur le territoire français. Leurs plus ardents désirs étaient servis à souhait par ces rigueurs intempestives, mais, contre leur attente, ils ne purent décider les Acadiens à laisser leurs terres sans une autorisation formelle du gouverneur anglais. Pour mieux venir à bout de leurs projets, les Français érigèrent sur la frontière le fort Beauséjour. Là était le populeux établissement acadien de Beaubassin, situé, partie sur le côté français, partie sur le côté anglais. Ne pouvant décider les habitants de cet endroit à passer la frontière l’abbé LeLoutre, alors missionnaire chez les sauvages des environs de Beauséjour, les y contraignit en faisant brûler leurs habitations par ces sauvages avant que les anglais n’y établissent le Fort Lawrence. Il est beaucoup question de cet abbé LeLoutre dans les annales du temps; il a amassé sur sa tête bien des haines, et tout autant peut-être de la part des Français et des Acadiens que de la part des Anglais. Son rôle et son caractère ont été si supérieurement approfondis par Mr. Richard que l’appréciation en est maintenant facile. Pour être bref nous dirons que la question du serment ne fut plus soulevée dans la Province jusqu’au temps de la déportation, et que les Acadiens, jusque là, demeurèrent paisibles sur leurs terres. A Cornwallis succéda Hopson, dont l’administration, trop courte hélas, fut aussi humaine et pacifiante que l’avait été celle de Mascarène. Il en fut bien autrement, de celle de Lawrence. Dès la première année de son administration il conçut le projet de la déportation. Il avait bien des obstacles a vaincre pour atteindre son but, omis il était aussi dépourvue de scrupules et de sentiments humains qu’il avait d’audace et d’habileté. Il lui fallait d’abord déloger les Français de Beauséjour et des rivages de la Baie de Fundy, et la guerre entre la France et l’Angleterre n’était pas encore déclarée; il lui fallait cacher aux Lords of Trade ses actes et ses intentions, et en même temps les préparer à l’acceptation du fait accompli; il le fit et avec une habileté extrême, Il lui fallait exaspérer les Acadiens et les pousser à des actes d’insoumission qui seraient sa justification; il le fit; mais sur ce point son insuccès fut complet. Sa persécution fut aussi intolérable qu’il put l’imaginer, et cependant il ne put provoquer le moindre acte d’insoumission. Finalement, après avoir enlevé par supercherie une partie des armes des Acadiens, ordonné et obtenu la livraison de celles qui restaient ainsi que des bateaux; après avoir enlevé les prêtres, les archives, il exigea le serment des délégués acadiens en s’y prenant de manière à ne pas l’obtenir; il l’obtint cependant, mais, comme ses menaces avaient été suivies d’un premier refus, il en prit avantage pour le refuser et les incarcérer. Un document très important, trouvé dans l’Histoire Manuscrite du Rév. Andrew Brown, contemporain des auteurs de la déportation et citoyen d’Halifax, fait clairement voir que la question du serment, de laquelle Lawrence semblait faire dépendre le sort des Acadiens, n’était qu’un prétexte, et qu’avant la prise de Beauséjour la déportation telle qu’elle a été exécutée était décidée dans ses plus infimes détails. Et quel était le motif de cette déportation? La convoitise. Convoitise du bétail des Acadiens pour Lawrence, de leurs terres pour ses conseillers. Ce fait, soupçonné mais jamais démontré, est prouvé dans l’ouvrage de M. Richard par une foule de circonstances si savamment groupées et enchaînées qu’elles sont suffisantes à elles seules pour résoudre le problème, mais il l’est également par des accusations directes contenues dans des requêtes émanant des citoyens d'Halifax. La vénalité de Lawrence, sa tyrannie sont également démontrées par une lettre du secrétaire d’Etat, écrite moins de trois mois après la mort prématurée de Lawrence. Une autre preuve convaincante, bien établie et facile à vérifier, se trouve dans le fait que les conseillers de Lawrence se votèrent chacun 20,000 âcres des terres des Acadiens. Le mystère qui a enveloppé ce crime s’explique en partie par la mort prématurée de son auteur, au moment même où, selon toute apparence, il allait être mis en accusation par les Home authorities. Après huit années d’exil dans les ports américains, depuis Boston jusqu’à la Géorgie, ceux des exilés qui revinrent dans leur chère Acadie furent persécutés et déportés de nouveau par Belcher et Wilmot, dignes successeurs de Lawrence. Donnèrent-ils des motifs de cette nouvelle persécution? Aucuns. Mais le voisinage du spolié est toujours troublant pour le spoliateur et il craignait des revendications, pouvant mettre en péril les octrois de terre qu’il s’était faits. De même que Lawrence, Belcher et Wilmot mirent tout en œuvre pour tromper et frustrer les bonnes intentions du Home government. * * * Cet ouvrage nous fait assister à une série de duperies, d’injustices et de cruautés qui sont sans parallèle dans l’histoire; mais en même temps, si très souvent le rouge nous monte au front et l’indignation aux lèvres, l’auteur nous offre une grande consolation en démontrant à l’évidence que 1a métropole n’a ni ordonné ni favorisé par son attitude un note aussi barbare et immérité. Tout au contraire, les documents prouvent que la métropole, en dépit de fausses représentations, condamnait toute sévérité et suggérait la douceur au moment même où Lawrence exécutait ses secrets desseins. Il est beaucoup question de Parkman dans ce livre. Il a été suivi à la piste et sa mauvaise foi est mise à nu avec une persistance bien excusable chez un Acadien. On pourrait croire qu’il y met de l'acharnement, mais ne devait-il pas bondir d’indignation devant tant de preuves de mauvaises foi, de citations tronquées, de subterfuges indignes pour taire ou fausser l’identité de ses autorités? Qu’on lise le chapitre XVI et on se fera une idée de ce dont Parkman a été capable. Il faillait du courage pour s’attaquer à celui que ses amis dans leur admiration aveugle nomment souvent le “Grand old man.” Parkman dira-t-on peut-être, est mort; mais nous tenons de bonne source que l’ouvrage de M. Richard, commencé il y a trois ans, fut terminé il y a quinze mois, juste au moment où Parkman disparaissait. Avec un plaidoyer aussi bien appuyé que l'est le sien, aussi formidable, devrions-nous dire, l’auteur ne pouvait que désirer offrir à celui qu’il attaquait l’occasion de lui répondre pour profiter de la publicité et de l’intérêt qu’une telle réponse eut attiré sur son œuvre. (A suivre)