Correspondances: St-Hilaire, N. B., ce 1er février 1895

Year
1895
Month
2
Day
14
Article Title
Correspondances: St-Hilaire, N. B., ce 1er février 1895
Author
O. de Crotone
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
CORRESPONDANCES. St-Hilaire, N. B., ce 1er février 1895. M. l’Editeur,— J’ai lu la lettre de Pas Fou, une lettre posthume, pourrait-on dire, quoique je ne m’étonne pas du retard qu’elle a subi; elle est du genre de celles qui demeurent éternellement au fond du panier du Moniteur si une force supérieure ne les en tire. Donc, la prose de Pas Fou a été oubliée pendant un mois avec les vieilles rognures, les vieilles découpures, la cendre des vieilles pipes et ce n’est que par hasard que le Moniteur a retrouvé ce document qui venge les Acadiens et leur demande justice et l’a publié; en d’autres termes, c’est par hasard que la feuille de Shédiac a pris la cause des Acadiens en face de son dada politique. Encore l’a-t-elle fait avec de telles restrictions et une si mauvaise grâce qu’il n’y a pas de bon gré à lui en savoir. Je crois plutôt qu’elle a cédé à des menaces, qu’elle a eu peur des libéraux et de leurs porte-voix. Après tout je ne lui en veux pas trop, son pain et son beurre, plus de beurre que de pain lui vient de celui que Pas Feu démasque si franchement : Le Moniteur dit que le geste et le ton ne sont pas convenables; je ne vois pas qu’ils soient plus brutaux que les paroles et les actes de la gent Costiganienne et Hartienne? C’est une énorme bourde du Moniteur, mais elle était inévitable dans la circonstance. Cependant, il ne veut pas admettre que son homme a joué ses compatriotes Acadiens, ou il l’admet tout bas mais sans dédit tout haut, à cause des tranches, des os, de l’avoine et peut-être des chardons. Bref, nos amis du Madawaska qui ont crû aux promesses de Costigan ont été déçus et bafoués; qu’ils ne croient donc plus à ses farces de singe ou ses larmes de crocodile, car il a appris ces deux arts là et ils lui ont servi comme chacun peut savoir. Donc, comme Pas Fou le dit fort bien, Madawaska a l’immense honneur d’avoir un ministre pour représentant, c’est très coûteux, par exemple, et cela ne veut pas au comte les quatre fers d’un cheval; mais, en revanche toute la famille du ministre se prélasse en crachant loin et regardant de haut les Acadiens, ces ignorants, ces imbéciles! Ignorants, imbéciles? Eh bien, oui, de s’être laissés prendre au piège de la maison Costigan et compagnie et ce n’est pas dans ce sens que vous l’entendez. Imbéciles encore, parce qu’ils se sont disqualifiés en prêtant à un homme plein de verbiage et un sauteur, leur vote et leur appui. Et vous ne devriez pas nous lancer cette insulte les premiers et toutefois nous n’y échapperons pas quand il sera su qu’un homme qui trainait la jambe sur tous nos chemins, roulait dans les ornières, couchait dans les chenils, bavait sur la nappe des banquets officiels et vomissait dans le tablier des Acadiennes en voulant faire de ses galanteries d’ivrogne, quand il sera su, dis-je, que tel a été notre représentant, nous échapperons difficilement aux moqueries que lui-même ne nous épargne pas. Ces ignorants, ces imbéciles d’Acadiens que je mène par le bout du nez! Ignorants! Enfin, c’est un fait; et bientôt ce sera une épithète qui s’attachera à notre nom, comme Homère collait à l’océan celle de liquide et, pourtant est-ce notre faute? Je ne toucherai pas aux justes griefs de l’ami Pas Fou, il y en a trop, outre ceux du service postal, pour que j’empiète sur lui. Il y a celui que nous ne savons pas lire, pas écrire, pas compter, pas nous conduire. Pourquoi ne savons-nous pas lire? Qui nous a encouragé? Qui a mis l’épaule à la roue? Quand c’était le devoir d’un représentant de rendre à ses électeurs le bien pour le bien, même s’ils diffèrent de lui, de race et de langue, qu’avons-nous reçu du nôtre? Vous savez mieux que tout autre, Monsieur l’Editeur, comment cela se passe. Les enfants vont plus ou moins régulièrement pendant cinq ou six ans dans des écoles où ils écoutent bouche bée une langue obligatoire qu’ils ne comprendront jamais et apprendront encore moins, tout en ignorant la leur. Nous nous rappelons le temps où vous étiez inspecteur des écoles, alors nous eûmes un défenseur. Vous dites—” Voici deux langues, si vous pouvez vous tirer des deux, j’en serai bien aise et je vous en féliciterai, sinon prenez le français, enseignez-le, apprenez-le, possédez-le bien; et, si quelqu’un a à en répondre, j’en répondrai. Et vous en avez répondu, puisqu’à la Chambre quelqu’un se leva et protesta contre le maintien de notre langue qui se rattache si intimement à nos coutumes et notre religion; vous l’avez payé de votre tête d’avoir voulu nous garder Acadiens et Français, vous avez été révoqué et on a mis votre place des hommes qui ne seront plus pris du beau zèle dont vous brûliez et qui vous a finalement perdu avec une part de nos espérances. Ainsi vous avez été, comme on dit vulgairement, mis à la côte parce que vous étiez trop Français. Trop Français, quand il n’y a en nous que du Français et qu’il nous serait aussi difficile de ne l’être pas que de retomber dans le néant. On nous a enlevé notre inspecteur Français parce qu’il maintenait et favorisait une langue étrangère. Je ne hasarde pas le mot : étrangère il a été prononcé. Oui, le français a été stigmatisé de langue étrangère, la langue des premiers colons du pays, des pionniers du Madawaska et du Canada. C’est vous qui êtes le Philistin, l’étranger et qui devriez prendre nos habitudes et notre langage à ce compte, et si vous en étiez capable, ou en aviez le cœur. Pourtant, c’est bien notre dernier droit, le plus sacré, le plus indéniable, celui qui nous tient davantage au cœur et qui nous tue si on nous le retire, et ce dernier droit nous est refusé. Je me rallie à Pas Fou, il faut que cet ignoble état de choses prenne fin. Nous pouvons parler haut; parlons donc, mais dans l’Evangeline qui n’a pas de panier pour les requêtes et les réquisitoires des Acadiens, surtout qui n’a personne à adorer, qui ne lèche les bottes d’aucun potentat ministériel, contre toute justice, tout patriotisme et à la face d’Acadiens opprimés et méprisés. Veuillez etc., O. DE CROTONE.