Discours de M. Pascal Poirier au congrès de Montréal

Year
1884
Month
7
Day
10
Article Title
Discours de M. Pascal Poirier au congrès de Montréal
Author
Pascal Poirier
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
DISCOURS DE M. PASCAL POIRIER au congrès national de Montréal Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Je regrette, et pour vous et pour moi-même, que l’honorable M. Landry ne puisse pas, étant, ainsi que M. le Président vient de nous le dire, indisposé, prendre part à cette séance du Congrès, et vous parler des Acadiens, dont il est le chef politique reconnu. Je le regrette pour vous, que cette indisposition prive d’entendre un des meilleurs orateurs non seulement de l’Acadie, mais même du Canada; et pour moi que cela charge d’un fardeau trop pesant pour mes épaules. Néanmoins l’accueil sympathique que vous venez de me faire m’encourage, et il ne faut pas, quoiqu’il puisse arriver, qu’une crainte trop exagérée me ferme la bouche en cette circonstance et m’empêche de parler de mes compatriotes à leurs amis, à leurs frères du Canada et des Etats-Unis. Permettez-moi d’abord de vous remercier, au nom de toute l’Acadie, de l’invitation gracieuse que vous nous avez faite de prendre part, comme étant des vôtres, au cinquantenaire de votre belle fête nationale et de nous y avoir réservé une place aussi honorable. Afin d’attirer tous les membres, même les plus éloignés, même les plus oubliés, de la grande famille française en Amérique, vous entourez votre fête des dehors le plus éclatants, d’une pompe telle qu’il ne s’en est peut-être jamais vu sur ce continent. Soyez-en félicités. La Grèce d’autrefois, petit peuple dont la nationalité comme la nôtre était menacée d’absorption par ses puissants voisins, sortait toujours plus forte, sortait invincible de ses jeux olympiques et de son conseil des Amphictyons, parce qu’elle en sortait plus unie. A l’instar de ce glorieux peuple nous nous séparerons, au sortir de ces fêtes magnifiques, de ce grand conseil de toute la nationalité, plus maîtres du présent, plus confiants dans l’avenir, plus forts enfin, parceque nous aurons compté nos forces; parce que nous nous serons pressé la main dans une étreinte d’amitié franche; parce que nous aurons parcouru ensemble le livre où sont écrits les actes de nos pères et que nous y aurons trouvé, parmi des pages glorieuses, des pages de deuil et de sang, mais pas une tache; parce que nous aurons respiré ensemble une atmosphère imprégnée, si je puis parler ainsi, de l’amour du même pays et de la même religion divine; parce que, en un mot, nous serons plus frères. Et comme la vie d’une nation, aussi bien que celle d’un individu, est un combat perpétuel, nous aurons fait, ce qu’il est toujours sage de faire de temps à autre, une revue, un dénombrement de nos forces. Dans ce dénombrement universel de notre race, de l’armée française en Amérique, le continent de l’Acadie est bien modeste. Cependant, messieurs, vous avez fait sagement de nous inviter, d’abord parce que nous sommes des vôtres et que toute famille qui se divise est menacée de ruine, et qu’ensuite, ce que nous vous apportons de force matérielle et de force morale, n’est pas à dédaigner. Numériquement nous sommes 108,958 dans les provinces maritimes, 56,635 au Nouveau Brunswick, 41,219 à la Nouvelle Ecosse et 10,751 à l’Ile du Prince Edouard. C’est peu, comparé au chiffre de la population anglaise; et cependant, à tout prendre, étant considérée la route de douleur et d’extermination que nous avons eu à parcourir, c’est beaucoup. C’est beaucoup surtout si nous tournons nos regards vers l’avenir. Combien étiez-vous lors de la cession du pays à l’Angleterre, vous que nos maîtres d’aujourd’hui durent négocier avec le roi de France, n’ayant pas pu vous vaincre en la dernière bataille rangée, livrée sous les murs de Québec! Soixante et dix mille environ. Il y a un siècle et quart de cela, et aujourd’hui vous êtes au-delà d’un million dans votre belle province de Québec; 102,713 dans la province d’Ontario, et vous comptez au sud de la ligne 45 au-delà d’un tiers de million de frères …….frères qui vous reviendront, espérons-le. Il y a un siècle et quart vous n’étiez qu’une poignée d’hommes, abandonnés de la France qui vous avait vendus, abandonnés par votre armée victorieuse et par ses chefs immortels, je veux parler de Lévis, de Vaudreuil, de Bougainville et de leurs compagnons, désertés par la plupart de vos nobles, de vos négociants ayant acquis de la richesse, de vos hommes de droit et de loi; assujettis à un régime militaire rigoureux, le régime des nouveaux possesseurs; épuisés de toutes manières, ayant dans vos maisons la disette, dans vos villes la banqueroute, hideuse, dans vos âmes le désespoir morne et silencieux, ayant tout perdu, en un mot, fors votre religion catholique et votre caractère français, c’est-à-dire fors l’honneur. Vous êtes aujourd’hui, après cent vingt cinq ans d’existence passés dans des conditions adverses, vous êtes un peuple dont la nationalité est assise sur des bases solides, vous êtes redevenus les maîtres dans votre province et cela en l’emportant sur vos concurrents dans le combat pacifique dont le créateur a donné le signal autrefois par ces mots : croissez et multipliez; vous avez un passé admirable, ce qui vous garantit un avenir glorieux, et si vous n’êtes plus la Nouvelle-France, vous êtes mieux que cela, vous êtes la vieille France, c’est-à-dire la France catholique. Nous sommes de la même famille que vous, messieurs, le même sang coule dans nos veines, la même foi éclaire et échauffe nos âmes, nous avons pour nous appuyer un passé non moins irréprochable que le vôtre et nous sommes 109,000 Acadiens dans les Provinces Maritimes seulement. Si j’ajoutais à ce nombre, les îles de la Madeleine, exclusivement peuplées d’Acadiens; les côtes du Labrador et celles de la Gaspésie, qui grossissent le chiffre officiel de votre population; si j’allais trier dans les comtés de Montcalm, de Joliette, de Napiérreville, d’Iberville, de St-Jean, à Beaucourt, à Bécaucourt, à St Grégoire, à Nicolet, dans le district de Trois Rivières, ici à Montréal même, les Acadiens, débris du grand naufrage de 1755, qui s’y trouvent; si je réclamais pour nous, comme j’en aurais jusqu’à un certain point le droit, vos Hébert, vos Dugast, vos Thibodeau, vos Bourassa, vos LeBlanc, vos Bourgeois, vos Dupuis, vos Godet, vos Belliveau, vos Richard, vos Melanson, vos Cormier, vos Doucet, vos Fontaine, vos Girouard, vos Poirier, notre chiffre grandirait considérablement et notre importance dans la même proportion, car vous avouerez que les noms que je viens de nommer, qui presque tous se réclament directement ou indirectement de l’Acadie, ne sont pas les moins considérables et les moins estimables dans votre province. Combien de personnes n’ai-je pas rencontrées au Canada qui me disaient en apprenant que j’étais un Cayen de l’Acadie : « moi aussi je suis presque des vôtres, ma femme est une descendante d’Acadiens; mon aïeule maternelle venant de Port Royal. » Et je dois ajouter–avec beaucoup d’orgueil,–qu’aucunes de ces personnes-là ne m’a jamais paru avoir honte de son origine, de son lignage Acadien. Eh bien! en prenant pour termes de mes calculs la carrière que vous avez parcourue, je puis dire que dans un autre siècle et quart, alors que vous serez 15,000,000 dans la province de Québec seulement, sans compter les Etats-Unis et l’Ontario, nous compte [illisible] pour préserver 2,400,000 dans les Provinces Maritimes, soit pour près d’un million de plus qu’il y a aujourd’hui de Canadiens dans les deux Canadas et dans les Etats-Unis. Faisons la part des circonstances, tenons compte des difficultés plus grandes qu’il y a aujourd’hui à coloniser et disons sans exagération, que dans un siècle et quart vous serez dans le Bas Canada 10,000,000 de Canadiens et nous un million et demi dans la vieille Acadie. Les Acadiens sont donc destinés à devenir un élément considérable dans la Confédération Canadienne; et sans vouloir ajouter foi à ce que certains optimistes, notre excellent ami M. Rameau entre autres, nous prédisent, à savoir que nous arriverons à reprendre, grâce à la fécondité de notre race, la place prépondérante que nous avons perdue dans les Provinces Maritimes, nous pouvons au moins affirmer que nos compatriotes anglais devront à l’avenir compter avec nous. Et qui compte avec nous compte avec vous, messieurs. Dans ce calcul du mouvement de notre population j’ai laissé de [illisible] les Acadiens, dont j’ai parlé tout à l’heure, qui se sont refugiés ou fixés [illisible] vous et que M. L. U. Fontaine dans son rapport sur les Acadiens de la province de Québec, lu à la convention de 1880, estimé à 100,000. Voilà pour l’effectif. Examinons maintenant les positions car il ne faut pas oublier que c’est en grande revue que nous faisons quelque chose comme le dénombrement de l’armée de la Grèce devant Troie. Si vous ouvrez la carte du Nouveau Brunswick, vous verrez une immense zone de territoire s’étendant le long du littoral du Golfe Saint Laurent depuis la Baie-des-Chaleurs, sur la frontière du Bas Canada, jusqu’à la Baie-Verte aux [illisible] de la Nouvelle-Ecosse. Cette portion du pays, deux cent cinquante milles d’étendue, regarde la province de Québec. Eh bien! M. le président, la plus grande partie de ce littoral appartient aux Acadiens, et le reste leur appartiendra un jour. Voyez plutôt. S’échelonnant le long de ces provinces nous trouvons successivement les comtés de Restigouche, de Gloucester, de Northumberland, de Kent, et de Westmorland. Sur ces cinq comtés deux, Gloucester et Kent, sont irrévocablement à nous, la population acadienne étant dans le premier–recensement de 1880–de 15,687 sur un total de 21,614 et dans le second de 13,013 sur un total de 22,586. Restigouche emboîte magnifiquement le pas. Aux dernières élections locales, sur deux députés, il a été élu un Acadien, ou plutôt un Canadien, M. Labillois; et ce monsieur me disait l’année dernière que dans vingt ans le comté serait à nous, que nous y aurions la majorité des électeurs. Or vous le savez, avec le régime parlementaire que nous avons la majorité des votants c’est purement et simplement le pouvoir. Northumberland a une grande majorité anglaise, mais grâce à deux ou trois colonies acadiennes récemment établies par M. l’abbé Richard, et par M. Urbain Johnson, l’honorable M. Mitchell a été tout étonné de trouver, aux dernières élections, qu’il lui fallait compter avec quatre cents nouveaux votants acadiens, compactes et unis. Le travail de colonisation ne fait que commencer dans ce comté, mais comme vous le voyez ce commencement prend des proportions satisfaisantes, augure bien pour l’avenir. Le cinquième comté, celui de Westmorland, dans lequel se trouvent le collège de Memramcook, et la paroisse de Shédiac dont j’ai l’honneur d’être un des représentants auprès de vous, le comté de Westmorland a élu depuis trente cinq ans, sans interruption sauf une fois, pendant la tourmente du notoire bill des écoles, un Acadien sur quatre députés qu’il envoie à Frédéricton. Ce comté qui renferme 11,793 Acadiens est le plus populeux du Nouveau-Brunswick. Si justice lui est faite, aux prochaines élections, ou, au moins, au prochain recensement, il sera divisé en deux, ou bien aura une double représentation. Dans l’un et l’autre cas, les Acadiens seront en moyen d’envoyer un des leurs à Ottawa. Ainsi, messieurs, dans un nombre d’années relativement rapproché, le Canada français s’étendra, sans solution de continuité depuis Ottawa jusqu’à la Baie-Verte, soit une distance de 1,000 milles. Dans les onze autres comtés du Nouveau-Brunswick, nous n’avons pas de prétentions, sauf à Victoria où nous sommes à peu près chez nous, étant 11,798 sur une population de 15,586. Aussi y exerçons-nous notre droit de maîtres en élisant pour les Communes, à part un député acadien pour le local, le sympathique ami de notre race, l’honorable M. Costigan. Monsieur Costigan, quoique chef, representative man, de l’élément irlandais dans le ministère, est un Canadien, ai-je entendu dire mille fois à Ottawa – Eh bien! je dirais qu’il est encore plus Acadien que Canadien si cela ne revenait absolument au même. Par conséquent Victoria envoie, depuis de longues années, un député français aux communes. La situation n’est pas aussi avantageuse à la Nouvelle-Ecosse, nos forces étant plus éparpillées, plus disséminées. Il n’y a que Richmond, au Cap Breton, où nous ayons à peu près la même majorité, 7,318 Acadiens sur une population de 15,121. Cependant nous sommes en nombre suffisant pour nous faire respecter, en attendant mieux encore, dans les comtés d’Antigoniche, où nous comptons 2,882 des nôtres, dans le comté d’Invernéas où nous comptons pour 3,645 et surtout dans Yarmouth où nous sommes 7,491 sur 21,231 et dans Digby où nous sommes 7,859 sur 19,881. Il n’y a aucun comté sur l’Ile du Prince Edouard où nous ayons une majorité des nôtres. Toutefois le comté de Prince élisait pour les communes, en 1874, l’honorable M. Stanislas Poirier, lequel avait été pendant de longues années représentant à la chambre locale, où il avait été, quoique Acadien, nommé Orateur. Le même comté envoie encore actuellement à Charlottetown, un autre député acadien, l’hon. M. J. O. Arseneau, qui est ministre dans le présent cabinet. Sur une population de 31,347 on y compte 7,229 Acadiens. Nous figurons donc pour quelque chose dans notre province, messieurs; et comme nous formons une seule et même phalange catholique et française avec vous, nous sommes fiers de songer que nous grossissons un peu vos rangs, que nous vous aidons à remplir vos cadres. De votre côté, l’influence, le prestige, la force dont vous disposez ici, nous est par réflexion d’un grand secours, de même que la gloire, la puissance de notre vieille et bien aimée mère-patrie, la France, rejaillit sur nous et fait qu’on compte plus avec nous, qu’on nous respecte davantage. A continuer.