Correspondance: quelques notes sur Bouctouche

Year
1890
Month
3
Day
7
Article Title
Correspondance: quelques notes sur Bouctouche
Author
Sylvain
Page Number
1
Article Type
Language
Article Contents
Correspondance. QUELQUES NOTES SUR BOUCTOUCHE (suite.) M. le Rédacteur, En arrivant à Bouctouche, chaque famille se bâtit une cabane provisoire pour s’y mettre à l’abri pendant les premiers mois que l’on consacra à faire des petits défrichements pour mettre dans la terre le peu de grain et de patates que l’on apportait de Memramcook. Le rivage avait été habité à différentes époques par des sauvages et par conséquent beaucoup de bois avait été coupé autour des cabanes pour chauffage, ce qui facilitait considérablement l’extension du défrichement actuel. Si bien que l’on sema et planta absolument tout ce qui se trouvait en main. Pendant la morte saison les hommes ne laissaient pas refroidir la soie de long du vieux Charlitte, et ils se procurèrent assez de planches pour couvrir leurs nouvelles maisons que l’on bâtissait pièces sur pièces. Pendant que les hommes se livraient à ces travaux de construction, les femmes faisaient la pêche et la chasse pour procurer la nourriture nécessaire aux familles. De fait ces familles se trouvaient sans autre ressource pour vivre pendant l’été en attendant la nouvelle cueillette qui promettait cependant beaucoup, relativement parlant. Dans ce temps-là la Rivière Bouctouche abondait en saumons, en truites, en bars et en anguilles, et les battures de la baie étaient littéralement couvertes d’huîtres, de palourdes et de coques d’une grosseur extraordinaire. Les bois étaient peuplés d’une grande quantité de gibier, surtout de perdrix et de tourtes. De sorte que les fruits de la pêche et de la chasse ne manquaient pas, mais cette nourriture continuelle, sans variation, ni d’autres aliments, devint bientôt si insipide pour ces pauvres gens que plusieurs en souffrirent considérablement. Vers le milieu de l’été les munitions manquèrent pour faire la chasse et François se rendit à Cocagne chez le vieux Joseph Goguen pour s’en procurer. Il y rencontra sa sœur qui venait de marier Joseph à Joseph Goguen. Tous les amis le reçurent en vrai seigneur, et à son retour il emporta quelques patates et quelques livres de farine. L’on peut juger si son retour fut une grande fête pour le Village qui put faire un repas un peu à la vieille façon. Un incident jeta l’épouvante dans la colonie et l’on crut pour un moment qu’une maladie mortelle allait moissonner tous les enfants. Voici l’histoire telle que racontée par un vénérable vieillard qui a vécu pendant longtemps avec les anciens. Les enfants se rassemblaient et parcouraient les rivages en s’amusant. Or, parmi les grandes herbes de prés, il y a ce que l’on appelle l’herbe à la puce. Cette herbe que rien ne distingue des autres, contient une espèce de poison qui donne une fièvre brûlante, cause l’inflammation de toutes les parties du corps et produit une irritation très douloureuse de la peau. Le vieux Sylvain qui décrit ces lignes a subi la triste expérience de la chose sur l’Ile St Joseph, car cette plante existe encore avec toute sa méchanceté ; et gare aux imprudents ou plutôt aux ignorants des conséquences de son contact. Or, les enfants, par hasard, étaient passés par une bouillée d’herbe à la puce et s’y étaient pendant quelque temps amusés. Le soir tous étaient sur le grabas, malades à mourir, gémissant de douleurs, se déchirant le corps de leurs ongles, les yeux en feu et tellement enflammés qu’ils étaient devenus aveugles. Les parents, pour le moment, devinrent en proie à un véritable désespoir. Quoi faire ? Plusieurs sont en âge de faire leur confession et de recevoir les derniers sacrements avant de mourir. Le prêtre le plus voisin est à Memramcook ; mais il faut aller le chercher surtout dans la crainte que l’épidémie ne se communique aux adultes. L’on fait mille conjectures. C’est peut-être la seule nourriture aux poissons qui produit cette maladie qui semble mortelle. Quelle nuit d’angoisses, de larmes et de tortures pour ces bons parents chrétiens qui croient que toutes leurs espérances vont être ensevelies dans un seul tombeau au moment même où tout souriait à leur ambition légitime. Cependant l’on décida d’attendre au matin suivant, avant de se désespérer définitivement, et de choisir les mesures de prendre sagement le chemin du ciel armes et bagages. C’était prudent de leur part, car le lendemain, l’on commença à s’apercevoir que la chose n’était pas aussi dangereuse que l’on était porté à le croire tout premièrement. Enfin la maladie diminua graduellement à la grande joie des parents qui plus tard découvrent la cause de leurs alarmes par une expérience personnelle de l’herbe à la puce. Les sauvages qui s’étaient d’abord montrés sympathiques à l’établissement des Français à Bouctouche, lors de la première visite de François et Charles LeBlanc, commencèrent à douter s’il était vraiment de leur intérêt de voir partager les avantages de la chasse et de la pêche avec ces nouveaux venus. Campés entre la Pointe à Jérôme et à la Rivière Mescogues (Black River) ils devinrent jaloux, soupçonneux et même ennemis des Français, cependant la force des circonstances les poussait à céder pacifiquement à l’influence civilatrice de la nation Française ; et sans donner beaucoup de trouble, mais avec une haine prononcée de la supériorité de l’élément français sur eux, ils s’enfonçaient dans les forêts pour y trouver les moyens de vivre. Ces Sauvages avaient une forte tendance aux superstitions, et dans bien des cas les Français profitaient de cette faiblesse pour se faire craindre et assurer la paix avec eux. Ils appelaient Mohawks une espèce d’esprits ou sorciers imaginaires qui avaient mission de la part du démon de circonscrire l’âme de ceux qui avaient péché mortellement contre le Décalogue et de leur faire subir toutes espèces d’enchantements. On leur supposait même le pouvoir de donner la mort. Mais ces sorciers s’attaquaient plutôt aux lieux qu’aux personnes et voilà pourquoi les sauvages cherchaient à échapper à leur influence en changeant de localité. Les Mohawks bornés portant ainsi la trace de leurs victimes se réfugiaient alors dans les foyers de roches de des cabanes désertes et y souffraient de terribles tourments. Un peu plus tard les Allains qui étaient très ennuyés du voisinage des sauvages, organisèrent un vrai charivari pendant une nuit très sombre et jouèrent le rôle des Mohawks si bel et si bien que le lendemain toute la tribu laissait la Pointe à Jérôme devenue maudite à ses yeux et allait planter leurs nouvelles tentes sur la Pointe des Sauvages à trois milles du haut du village. Votre serviteur, SYLVAIN. P. S.– Rosalie à Isodore Bastarache, malgré sa grande force, n’a jamais porté 200 livres de sure sur ses épaules à Memramcook. Il fallait lire 100 livres, et c’est déjà beaucoup. J’ai toujours nommé Charlitte, le père de Charles et François LeBlanc. C’est faux. C’est Charles qu’il faut lire, car cette appellation (Charlitte) étant donnée au fils qui vint à Bouctouche et non pas au père qui mourut à Memramcook. SYLVAIN.