Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Newspaper
Year
1888
Month
11
Day
7
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par Napoleon Bourassa XXI (Suite) Cet instant fut le plus terrible; tout espoir de clémence était évanoui, la poignante clameur des infortunés n’avait pas pu briser l’arrêt qui venait de les foudroyer, n’avait pas pu faire entrer la pitié dans les entrailles d’airain de leurs maîtres… Alors il se reproduisit un revirement violent dans cette tempête de douleur; le désespoir avengle prit un moment le dessus, revêtit toutes ses formes hideuses, s’abandonna à toutes ses inspirations frénétiques, surtout parmi les jeunes gens. Il est si dures d’être saisi tout à coup dans la force et l’ardeur de la vie, au centre de ses affections, au seuil de l’édifice de bonheur qu’on s’était créé, devant tous les enchantements de l’avenir, pour être lié par une main inhumaine à laquelle on ne peut résister, pour être encore arraché du sein de l’amitié et de la famille, chassé, livré et de la famille, chassé, livré à tous les supplices de la proscription!... Les uns se précipitèrent vers les ouvertures, s'attaquant aux gonds et aux serrures, essayant de broyer sous leurs poings les vieux panneaux de chêne. Le bois craquait sous ces violents efforts, amis rien ne cédait; les assaillants se retournaient de rage, laissant le sang de leurs mains déchirées sur les rivets de fer dont on avait hérissé les portes. D’autres, ceux qui avaient prévu ces malheurs, qui en avaient averti les incrédules, criaient, vociféraient en passant devant les Landry et les LeBlanc : Ah! nous vous l’avions bien dit!—Autour du vieux notaire ils se pressaient comme une avalanche, dirigeant vers sa tête leurs mains dont les doigts tendus semblaient devenus des griffes de lion; et tous lui jetaient une accusation, un sarcasme :-- Voilà ce que vous avec fait! Nous étions des fous… nous avions des terreurs imaginaires, des soupçons déraisonnaibles;… eh bien! les connaissez-vous maintenant vos Anglais? Vous pensiez être épargné, peut-être, parce que vous les aviez si bien servis… allez maintenant vieux lâche! Au milieu de cet orage, le vieillard s’était tenu au bas de l’autel, agenouillé sur le premier degré; il avait les mais jointes et il regardait vers le ciel dans une attitude de douleur inspirée qui aurait dû en imposer à ses accusateurs, s’ils n’eussent pas été aveuglés par la passion. En entendant tomber sur ses cheveux blancs le mot insultant de lâche, il se leva comme une ombre de saint, et se tournant du côté de la foule, il articula ces quelques paroles d’une voix brisée : -- Mes amis, venez, arrachez ces cheveux blancs, écrasez-moi au pied de cet autel, vous le pouvez impunément; il n’y a de justice à craindre ou à espérer pour personne, dans ce lieu. Tuez-moi… allez, vous n’ajouterez pas à ces maux, et j’ai fini maintenant de vous être utile; mais, mes compatriotes, mes enfants, que j’ai aimés pendant quatre vingt ans, ne m’insultez pas au milieu de tant de douleur! A mon âge, l’insulte est plus dure que la mort; et je croyais avoir vécu pour n’en pas mériter une aussi dure!... Je me suis confié à la générosité d’une nation, j’ai cru à la parole d’un roi… si c’est un crime il m’a perdu, et j’en suis suffisamment puni. Maintenant, je baise l’autel de mon Dieu, j’appuie dessus ces deux mains épuisées; si j’ai voulu vous tromper, vous vendre, que le ciel confonde mon imposture; qu’il dise si je suis un lâche ou un renégat!... -- Non, non, crièrent quelques voix : pardonnez-nous! priez pour nous! priez avec nous!... Ces voix dominèrent et entraînèrent toutes les autres. Le notaire était resté prosterné devant le tabernacle; le mouvement saccadé de ses épaules laissait voir que ces pleurs l’étouffaient. Il y a quelque chose de tout puissant dans les larmes d’un vieillard, quelque chose de saint qui dompte les hommes et qui touche le ciel. Celles du père LeBlanc produisirent une réaction subite dans toutes ces âmes bouleversées : le sentiment du malheur commun, de la douleur partagée, rétablit chez tous celui de la justice. On ne songea plus à s’accuser entre frères, entre victimes; l’injustice qui pesait sur tous était à elle seule assez lourde à porter, on avait trop besoin de miséricorde et de consolation, Peu à peu, un calme contenu s’établit au milieu de tout ce monde : le silence religieux de la résignation envahit cette enceinte; on entendit plus que les sanglots des enfants pressés dans les bras de leurs pères, et ce balbutiement uniforme d’une foule en prières. La vieille église semblait avoir repris son caractère pieux d’autrefois pour faire descendre sur ses enfants les consolations célestes, un peu des béatitudes du Dieu des infortunés. XXII A l’extérieur, quand les femmes entendirent l’exclamation terrible de leurs parents, elles sentirent leurs entrailles tressaillir, comme à l’appel suprême d’un père ou d’un frère blessé à mort; leurs tendres instincts les poussèrent toutes ensemble vers l’entrée de l’église et elles attendirent dans une anxiété indicible le moment où la porte s’ouvrirait. Lorsqu’elles la virent s’entrebâiller elles s’y précipitèrent; mais c’étaient Murray, Butler et Winslow qui sortaient avec leurs sbires; ils leurs signifièrent de se retirer, elles n’en firent rien; ils les repoussèrent de la main de leurs épées, mais elles offraient leurs têtes aux coups, pour tendre leurs bras à ceux qu’elles apercevaient par l’ouverture du porche. Elles ne reculèrent que lorsqu’elles virent Butler tourner la clef de la porte sur tout ce qu’elles avaient de plus cher; alors elles comprirent qu’elles étaient devenues des femmes et des filles de proscrits, et elles s’en allèrent dans leur douleur affolée. Elles parcouraient les rues au hasard, se tordant les mains, et criant les uns vers les autres :--Ils les ont pris… ils les ont tous pris!... Celles qui étaient restées chez elles, en entendant toutes ces lamentations, sortaient de leurs demeures, accouraient au-devant des autres, les embrassaient étroitement, se confondant dans leur désespoir. De proche en proche, le coup fatal fut porté sous tous les chaumes, dans tous les cœurs; bientôt il n’y eut plus, dans tout Grand-Pré, qu’une seule clameur; on ne vit plus qu’une foule de femmes effarées, errant en désordre. Une nuit hâtive vint heureusement répandre ses voiles sur ce spectacle. Parmi toutes celles qui étaient revenus de l’église, la mère Landry chercha vainement sa fille. Elle alla demander aux autres ce qu’elle était devenue; on n’en savait rien; elle parcourut toute cette route de désolation, regardant, s’informant; elle vint explorer les abords du presbytère, fit le tour de la place publique : Marie n’était nulle part; elle alla jusqu’à s’adresser à M. George, qui n’avait pas encore laissé les rangs de sa compagnie :--Monsieur le lieutenant, dit-elle, où est donc Marie?... vous savez ce qu’elle est devenue… Elle non plus, n’est pas rentrée à la maison… l’avez-vous enfermée avec les autres?... George dit qu’il ne savait rien de son sort; qu’il s’en occuperait. Les ténèbres étaient venues, la pauvre mère fut forcée de rentrer chez elle comme les autres femmes. Qui pourra jamais analyser et peser les douleurs que cette nuit a cachées dans son sein!... toutes ces familles sans chefs, toutes ces créatures faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillés dans leur joie, dans leur orgueil, dans leur amour; toutes ces places vides au coin du feu, toute cette douce gaieté de la veillée envolée; tous ces souhaits d’amis et de voisins, tous ces baisers du soir, tous ces rêves de bonheur évonouis; toutes ces horribles visions de l’avenir mêlées dans les ténèbres aux cauchemars hideux; tous ces appels des enfants dans les frayeurs de leurs insomnie; tous ces sanglots harmonisés avec le bruit des vents dans les arbres dépouillés, avec les mugissements des troupeaux laissés, ce soir-là, sans abri et sans nourriture?... Dieu seul a tout vu, a tout entendu; puisse-t-il avoir tout pardonné à ceux qui ont froidement préparé et accompli tant de maux!... XXIII Pendant que ces scènes se passaient à Grand Pré, d’autres, peut-être plus lamentables encore, se produisaient sur tous les points du territoire acadien. Soit que les conquérants n’eussent pas tenté partout la même ruse; soit que les habitants fussent prévenus de leurs projets, une grande partie d’entre eux s’étaient déjà enfuis dans les forêts, à la date de la proclamation. Les Anglais se mirent donc à les poursuivre, à les traquer jusque dans les habitations des sauvages, où un grand nombre s’étaient réfugiés. La terreur de ces pauvres gens était si grande, que, dans leur départ précipité, ils s’étaient à peine pourvus des choses les plus nécessaires à la vie, de sorte qu’après quelques jours de souffrances extrêmes, ils revinrent se livrer à leurs maîtres. Ceux qui furent saisis en voulant s’échapper, ou qui firent quelques tentatives de résistance, furent fusillés, comme le gibier à l’affût; partout le long des rivières, dans les sentiers sauvages, sur les routes publiques, on rencontrait des détachements de milice qui chassaient devant eux, comme des troupeaux égarés, quelques familles qu’ils avaient arrêtées au passage, ou saisies dans leurs dernières retraites : ils les conduisaient ainsi, au bout de leurs armes, vers les endroits de la côte où stationnaient les navires qui devaient les recevoir; il y avait parmi ces captifs des femmes, des vieillards, des filles adolescentes; ils étaient affamés dénudés et frileux. XXIV Le cimetière de Grand Pré avoisinait immédiatement l’église; au milieu s’élevait un tertre abrité par un groupe harmonieusement composé d’ormes, de cyprès et de saules pleureurs; c’est du milieu de ce bocage que s’élevait la grande croix destinée à protéger le repos de la famille des morts; et c’est près d’elle que, vers 9 heures du soir, vint se fixer une partie des troupes anglaises pour y déployer ses tentes et allumer les feux de bivouac. La nuit était une des plus noires de la saison; on voyait à peine se dessiner sur le fond gris du ciel les grands massifs d’arbres sombres qui peuplaient le champ funèbre. Quelques soldats en tournant autour de la croix qu’ils voulaient abattre pour faire du combustible, sentirent leurs pieds heurter un objet qui leur parut n’être ni de bois ni de pierre, en y portant la main ils découvrirent que c’était un corps inanimé. -- Une femme! se dirent-ils entre eux, à demi-voix; il faut s’assurer si elle est morte ou vivante,… si elle est jeune ou vieille… si elle est belle ou laide;… c’est important! -- Sa main est froide… son cœur bat encore un peu… De la lumière! allons chercher de la lumière, dirent quelques-uns. -- Non, pas de lumière, murmurèrent sourdement les autres; oui, oui, il faut y voir un peu, grommelèrent les premiers; pour la faire revenir, il faut de l’eau-de-vie, et lui mouiller le front : John, va faire la garde pour éloigner les intrus et nous irons prendre toutes ces choses. Et ces monstres s’éloignèrent, disputant entre eux avec des ricanements sinistres. George les aperçut comme ils venaient d’allumer leur torche et se préparaient à retourner à leur proie.—Où allez-vous leur dit-il, avec cette lumière? -- Nous voulons jeter à terre cette grande croix, pour entretenir notre feu, répondit le plus rusé de la bande. -- Ce n’est pas la peine, reprit le lieutenant; laissez au moins aux morts leur consolation; il y a du bois tout autour du presbytère, allez en chercher. -- Il nous faut bien aussi faire quelques fagots de branches sèches et il nous est impossible de nous trouver le nez par cette nuit de tombeau. Le lieutenant les laissa continuer. En arrivant près du corps de la femme, qui était étendue la face contre terre, ils le retournèrent et, la soulevant dans leurs bras, ils approchèrent la torche de la figure pour en étudier les traits.—La belle! s'écrièrent-ils tous ensemble; qui a l’eau-de-vie?... Mais George était sur leurs talons; il les avait suivis, soupçonnant à leur réponse qu’ils l’avaient trompé : en apercevant à une petite distance le visage de la jeune fille, il s’écria :--Dieu, c’est Marie! et il vint tomber comme un tigre au milieu de la bande. Ses hommes, tout abasourdis par cette brusque entrée en scènes, laissèrent tomber leur fardeau, et le corps de la fille des Landry roula par terre, d’abord sur les degrés qui formaient les assises du monument rustique, puis ensuite jusqu’au bas du tertre. Dans son premier mouvement le jeune officier tira son épée, et il lui fit décrire, à la face de ces soldats, un cercle terrible où quelques-uns auraient certainement laissé leur vie, s’ils ne s’étaient pas hâtés de sortir du rayon menaçant; puis, arrachant la torche des mains de celui qui la portait, il leur dit à tous :--Allez maintenant, vils poltrons! je prends cette femme sous ma garde : si quelqu’un ose seulement flairer de ce côté, il s’en repentira! La bande s’empressa de disparaître. Aussitôt que le lieutenant n’entendit plus leurs pas et leurs grognements, il alla relever le corps toujours inanimé de Marie, et après avoir étendu sa capote au pied de la croix, il déposa dessus la pauvre abandonnée, et il s’assit à une petite distance, par respect pour cet ange de la terre tombé près de lui, sans protection et sans témoin; il craignait aussi qu’en revenant à elle, la jeune fille fût trop effrayée de le trouver à côté d’elle. Il aurait donné tout au monde pour pouvoir la transporter à la maison de son père; mais il lui était strictement interdit de quitter son poste avant 6 heures du matin, et il n’aurait pu confier à personne des siens une mission aussi délicate. Il lui fallut donc accepter une situation qui pouvait changer heureusement sa mystérieuse destinée. Ayant fixé sa torche en terre, après avoir amorti un peu la lumière, il s’était accoudé sur ses genoux, fixant les yeux dans la pénombre où se dessinait à peine dans les plis de sa redingote la figure de Marie. Sa pensée s’abandonnait tour à tour aux plus tristes réflexions et aux plus doux rêves de la vie; des espérances extravagantes venaient encore lui apparaître au milieu de ce cimetière, après cette journée terrible, devant ce corps inanimé. La vie est de sa nature si prédisposée aux contrastes; nos jours ont si souvent des lendemains extraordinaires que les imaginations vives et les cœurs jeunes sont instinctivement portés à ne douter de rien. Il n’y avait que peu d’instants que George était plongé dans sa méditation, quand il vit un mouvement se manifester à l’endroit où se trouvait Marie; puis il aperçut la redingote qui se déployait et tombait de chaque côté de la jeune fille, pendant qu’elle se soulevait lentement, lentement comme une tige frêle qu’a pressée sans la briser le pied du moissonneur. Après bien des efforts elle se trouva assise, mais encore chancelante. George ne put s’empêcher de faire quelques pas vers elle, il craignait de la voir s’affaisser de nouveau : mais elle se raffermit, sa tête resta penchée sur sa poitrine, ses yeux étaient fixés devant elle. En entendant le bruit des pas de l’officier elle se retourna légèrement mais elle ne parut pas effrayée, quoiqu’elle eût bien aperçu le jeune homme. Tout à coup elle étendit ses bras du côté de l’église, et elle resta ainsi, avec une expression de désolation stupide, la figure pâle, les mains tremblantes. La lumière restée à l’écart éclairait vaguement ses traits; c’était quelque chose de saisissant de la voir ainsi sortir de l’ombre, se détacher de la terre, au pied de cette grande croix : on aurait dit une martyre des premiers siècles sortant de son tombeau avec le signe de sa foi. Le lieutenant fut maitrisé par cette apparition, il tomba près d’elle, à genoux; alors, il l’entendit qui murmurait d’une voix oppressée : -- Ils sont tous là les miens… mon père, mes frères, ils sont tous là… là!... Ils vont être chassés, dispersés comme des méchants… Et Jacques, quand il viendra, ne trouvera personne… plus de parents… plus de maison… plus de troupeau… plus de Marie! Les traîtres! les cruels!... ils nous mentaient au nom du roi! même ce monsieur George!... Que c’est une chose cruelle d’être conquis!... Puis, après une pause, se retournant du côté de l’officier, elle ajouta : -- Vous monsieur, l’avez-vous connu le lieutenant Gordon?... il venait dans notre maison, il mangeait de notre pain, il riait à nos joies, il jouissait de notre bonheur; nous lui donnions toute notre confiance… il disait, il y a quelques jours, qu’il voulait ma main… Et nous trahir!... Il était donc le plus méchant, celui-là; il mentait avec son amitié, avec ses bienfaits avec son amour!... Ah! que c’est affreux tant de malice… faire du bien, faire naitre la reconnaissance, l’amitié l’amour… pour mieux frapper! George n’en put entendre davantage, tout son sang avait fait irruption vers sa gorge : saisissant fortement les deux mains de la jeune fille :--Ah! Marie! Marie! s’ecria-t-il, revenez à la raison, ne brisez pas la mienne : épargnez-moi ce supplice d’ignominie! Cette interruption subite, la sensation violente que produisit l’étreinte de l’officier, sur les poignets de Marie, la fit bondir :--Ah! un Anglais!... cria-t-elle avec effroi; éloignezvous!... ne me touchez pas avec ces mains là… il y a du sang, des larmes dessus… les larmes de mon père et de ma mère!... Monstre! vous m’en avez inondé!... Et… quoique ce sang et ces larmes soient souillés sur vous, gardez-les, gardez-les éternellement, devant Dieu et devant les hommes!... pour qu’ils vous jugent et vous maudissent toujours!... toujours… Et la jeune fille fit un effort terrible pour s’enfuir; mais George la retint : Non, non, Marie, ces mains qui vous arrêtent sont celles d’un ami, d’un protecteur; des mains qui ne voudraient trahir que pour vous sauver!—Elle n’entendit pas ces paroles, elle était tombée de nouveau sur les degrés de pierre. Dans ce moment, la torche brûlée jusqu’au bout s’éteingnit, laissant, confondus dans les mêmes ombres, l’officier, la fiancée de Jacques le bosquet de saules pleureurs et la croix noire. A de petites distances, on voyait encore luire les feux mourants des bivouacs; mais leurs rayons n’arrivaient pas jusqu’au tertre solitaire. George ne pouvait s’eloigner pour chercher de la lumière; il craignait que quelques autres soldats ne passassent par là; d’ailleurs, il était irrésolu, accablé. Dans cet état il chercha la croix, et quand il l’eut trouvée, il l’entoura de ses bras et il s’appuya dessus; et si quelqu’un avait dû percer les ténèbres qui l’environnaient il l’aurait vu, à genoux, les mains jointes, priant comme on priait à Grand-Pré. Dans les jours d’isolement, de dégoût de la terre; dans les jours où l’abandon et l’oubli des hommes, où l’injustice et les chagrins cuisants vous assaillent et vous écrasent, quand le sentier où l’on marche vers un but de prédilection semble céder à chaque pas sous nos pieds, comme dans un cauchemar, quel est l’homme sensible quelle est l’âme venue de Dieu qui n’a pas senti naître en elle une prière? Il y a des moments où la vie a bésoin d’être ravivée dans la source divine d’où elle découle, pour ne pas être abimée dans ses accablements. Heureux ceux qui se rappellent alors leur sublime origine et qui sentent encore ce suprême tressaillement de l’immortel amour, élancement du cœur qui est la prière, Quel bienfait que la prière, Quel bienfait que la prière! elle naît en tout lieu, surtout dans les cachots dans la cabane désolée, dans les déserts, dans la pauvreté, dans la douleur, elle a toujours une voie ouverte vers le ciel; elle trouve Dieu partout, tout près des lèvres de celui qui souffre; qu’elle soit un balbutiement, un soupir, un regard, une pensée, elle arrive à celui qui a dit : « Vous m’appellerez votre père. » George s’y abandonna longtemps. XXV Le froid de la nuit, mais surtout la forte rosée du matin qui vint ruisseler sur le front de Marie, ranimèrent peu à peu ses sens et sa raison. L’aube commençait à poindre quand elle ouvrit les yeux. Elle n’avait la conscience de rien de ce qui lui était arrivé depuis le moment où elle était tombée évanouie sous le bosquet funèbre, après la sortie de Winslow de l’église. En promenant son premier regard autour d’elle, elle aperçut George assis au pied de la croix;--Quoi, vous ici! dit-elle avec un air effaré : mais où suis-je donc!... Et après un moment de réflexion pendant lequel elle essayait de recueillir ses pensées longtemps égarées et d’analyser les événements, elle ajouta, en faisant un effort pour se lever :--Oh! mon Dieu, c’est vrai!... J’ai donc passé la nuit ici… parmi ces gens… et ma pauvre mère restée seule avec sa douleur! George voyant qu’elle allait tomber, s’approcha pour lui offrir son bras :--permettez moi, dit-il, de vous soutenir et de vous accompagner jusqu’à votre maison. -- Non, dit la jeune fille chancelante, non monsieur, laissez-moi, je ne m’appuierai jamais sur le bras d’un homme que je méprise; je me trainerai plutôt sur cette terre, elle me souillera moins. -- Ah! Marie, l’appui d’un honnête homme ne souille personne. -- Vous avez pris part au conseil qui a dicté la proclamation mensongère du 3, et hier même, vous nous avez laissés sous la fausse impression que nous n’avions rien à craindre de vous autres : ce sont là deux actes déshonnêtes. -- Marie, vous êtes injuste dans votre douleur, vous m’enveloppez dans la réprobation que mérite mon gouvernement, vous m’imputez la cruauté et la perfidie de mes supérieurs; mais ne devais-je pas obéir?... -- Monsieur George, le premier devoir qui commande est celui de l’honnêteté; un homme est toujours libre de ne pas participer à un acte infâme, un soldat peut briser son épée devant le déshonneur; il vous est facile de vous passer du salaire et du pain qu’on vous donne; et un gentilhomme n’en accepte pas de mains souillées. Ce n’est donc pas une injustice de laisser peser sur vous une honte que vous avez acceptée vous-même. Eh! monsieur, qui pouvait vous pousser si ardemment à demander la main d’une pauvre Acadienne, quand vous avez signé l’arrêt de proscription de tous ses parents? Pourquoi tant de hâte?... Vous vouliez sans doute garder sur cette terre que vous alliez vider de ces habitants, et où vous êtes, dit-on, condamné à rester, pour des raisons peu recommandables, un objet de plaisir… un passe-temps;… car il parait que vous regardez peu aux moyens de vous amuser… -- Ah! Marie! Marie! vous avez le droit de torturer un Anglais, fût-il innocent, pour les cruels supplices que vous inflige sa nation; mais, je vous en prie, n’en abusez pas : par le sens de la justice qui est en vous, par la reconnaissance que vous m’aviez gardée, veuillez m’écouter. -- Eh bien! parlez… Mais ma mère, ma pauvre mère, qui est restée seule, durant cette longue nuit!... -- Je ne vous retarderai pas, dit George; il est d’ailleurs nécessaire que nous quittions ce lieu! Si Butler m’apercevait ici, avec vous, il me mettrait peut-être dans l’impossibilité de vous être dans l’impossibilité de vous être utile; mon heure de service est passée, je puis donc m’éloigner; si vous daignez m’accorder un peu de confiance, prenez mon bras, je vais vous conduire jusque chez vous. Marie hésita quelques instants; elle regarda l’officier avec un regard où le doute se confondait encore avec la douleur; puis elle lui dit :--Je suis votre prisonnière, je vais devant vous; et elle s’achemina vers un sentier détourné. Sa démarche incohérente, ses pas irréguliers peignaient assez l’effort qu’elle faisait pour soutenir son corps brisé par cette nuit de défaillance et de lutte. Aussitôt qu’ils furent sortis du cimetière et hors de la vue des soldats, le lieutenant prit la parole : -- Voilà plus de deux ans que j’habite Grand-Pré : quand vous ai-je donné le droit de soupçonner ma conduite passée, et de croire à toutes ces calomnies que mes gens ont popularisées parmi vous? -- Jamais, monsieur, avant ces derniers événements. -- Quand je vous aurai dévoilé tous les motifs qui ont dirigé ma conduite durant ces derniers événements, et que vous aurez jugé combien mon cœur était honnête, croirez-vous les détails que je vais vous donnez sur ma vie antérieure? -- Oui, monsieur, et cela me fera du bien; on ne croit pas tout à coup à tant de mal, sans faire violence à tous les bons instincts de sa nature. -- Parlons d’abord des années passées, reprit George. J’ai perdu mes parents bien jeune : à vingt ans, je me trouvai à la tête d’une grande fortune, avec un garde dans l’armée. Une partie de mon éducation avait été négligée. On ne m’avait bien appris qu’une chose : celle de jouir de tous les biens de la terre; cela devait être le but de mon existence. Je me trouvait donc lancé dans cette vie de garnison, la plus agitée, la plus frivole, la plus vide où un jeune homme puisse être jeté. Pendant cinq ans, j’ai fait des visites, j’ai accepté des invitations à tous les bals, j’ai pris part à toutes les parties de plaisir, j’ai torturé mon esprit pour lui faire produire des madrigaux et d’autres fadeurs moins prétentieuses mais aussi futiles, aussi mensongères. Je fus bientôt entouré de cette troupe de mères et de filles que le démon de la frivolité et des folles ambitions vient saisir dans leur heureuse médiocrité intellectuelle et sociale, pour les ronger au cœur : malheureuses créatures qui peuplent nos villes de provinces et surtout celles de nos colonies : sorties de la petite bureaucratie et des comptoirs de négociants fortunés, elles aspirent à notre société pour jouir de la vaine gloriole d’être vue en compagnie de nos épaulettes et de nos épées; elles n’ont qu’un instant le rêve d’enchainer notre existence; elles se contentent de quelques petits morceaux de notre fortune. Nous les trouvons sur notre chemin, faciles et sans souci; elles font presque toutes les démarches; elles viennent orner nos équipages, se prêtent à nos fêtes, charment nos heurs inutiles avec une aisance qui rend les mères bien coupables, même si les filles ne le deviennent pas toujours. Je crus un moment que j’étais un être extraordinaire, en me voyant au milieu de cette triple enceinte de voix insinuantes et câlines, de cajoleries extravagantes, de relations familières. J’étais un des plus riches de mon régiment, par conséquent un des plus heureux… Pendant quelques temps, je fus absorbés dans ce milieu délétère, subissant le charme qu’il offre à l’inexpérience et à la sotte présomption de la jeunesse. Je changeai de lieu (fort heûreusement pour moi), ce ne fut qu’un changement de scène et de décor; je trouvai là les mêmes acteurs, à peu près, avec d’autres fard et d’autres oripeaux. Tout cela finit par me donner une lassitude morale que je ne sus pas m’expliquer de suite. Instinctivement, j’avais cherché dans ce tourbillon de monde le but et l’exercice d’un sentiment sain, pur et profond de mon cœur, et je n’avais trouvé que la satisfaction éphémère de caprices toujours plus exigeants. Les hommes n’ont qu’un engouement passager, et bien peu d’estime et de respect pour ces idoles empressées qui s’offrent à tous les cultes et glissent sur le chemin, quand elles devraient attendre des hommages moins abondant et mieux choisis, au milieu du sanctuaire embaumé de vertu, de réserve et de grâces vierges que leur préparent des parents véritablement sages. A la fin il me vient le désir de changer de lieux tous les jours, afin de briser, le lendemain toutes les liaisons contractés la veille : le départ de mon pauvre frère pour l’Amérique me surprit dans cette idée extravagante; je voulus le suivre; il en fut charmé; il était non-seulement le meilleur des frères, mais aussi le plus tendre de mes amis, toujours disposé à me donner d’aimables conseils et surtout de beaux exemples. Nous partimes donc ensemble, lui avec une provision de sagesse à ma disposition, moi avec le regret de beaucoup de temps perdu, le dégoût des misères qu’enfante notre vieille société et un peu de scepticisme à l’endroit de la sincérité et de l’élévation du caractère de la femme. (a Suivre.)