Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire

Year
1910
Month
11
Day
3
Article Title
Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire
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Page Number
1, 4, 5, 8
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Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire (Droits de reproduction réservés) (Suite) L’histoire dit que Lawrence passa l’hiver 1754-55 à préparer ses plans dans le plus grand secret. Il s’agissait de cerner la péninsule et de rendre impossible l’évasion des Acadiens. Au printemps de 1755, Monckton parut devant Beauséjour. Toute la population qui aurait pu se défendre fut désarmée par une lâche perfidie qui ne fut dévouée que longtemps après l’évènement. Toutes les embarcations qui auraient pu servir aux fugitifs furent saisies et brûlées. Mais la mesure importante était de s’emparer des prêtres, les protecteurs-nés des Acadiens et dont les bons avis étaient toujours redoutés des Anglais. Le premier jour du moins d’août, des mandats d’arrêt furent émanés à Halifax contre les missionnaires Daudin, Chauvreulx et Lemaire, les seuls prêtres qu’il y eût alors dans la péninsule de l’Acadie. On ne songea pas à molester pour le moment le vieil abbé Desenclaves qui était retiré à Pomcoup (Pubnico), à l’ouest de la Nouvelle-Ecosse, petit établissement isolé où il y avait à peine vingt familles. L’abbé Chauvreulx fut arrêté le 4 août 1755, amené au fort Edward, Pigiguit, où il fut jeté en prison. L’abbé Lemaire, qui était revenu à son bon sens et auquel la paroisse de la Rivière-aux-Canards avait été confiée, fut prévenu à temps pour s’échapper de son presbytère avant l’arrivée des officiers de Lawrence. Il se faufila parmi les siens, se cachant ici et là et put enfin aller consommer les Saintes-Espèces dans toutes les églises où le Saint-Sacrement était conservé. De là il se rendit de lui-même au fort Edward, le 10 août, tandis que les soldats envoyés à sa poursuite le cherchaient encore. A Port-Royal, l’abbé Daudin célébrait la messe, le 6 août, quand il s’aperçut que son église était entourée par les troupes anglaises. Il se hâta de terminer le saint sacrifice et de vider le saint ciboire. Le commandant de la troupe l’attendait dans la sacristie et lui signifia de la part du roi de le suivre. On fouilla la sacristie et le presbytère d’où on enleva tous les papiers, registres, lettres, mémoires, etc. Le curé fut conduit de la sacristie à une maison située au-delà d’un mille de l’église. Là il fut placé sous consigne jusqu’au lendemain matin en attendant un détachement chargé de l’escorter au fort Edward. On ne voulut jamais lui permettre d’aller à son presbytère. Il avait besoin de vêtements pour son voyage. Ce furent des habitants qui allèrent les chercher et le commandant de la troupe, qui gardait déjà le presbytère, ne leur permit de prendre que les objets de première nécessité. « On ne peut exprimer, écrivait plus tard l’abbé Daudin, quelle fut la consternation du peuple lorsqu’il se vit désormais sans prêtres et sans services religieux. Les missionnaires donnèrent ordre de dépouiller les autels, de tendre le drap mortuaire ordre de dépouiller les autels, de tendre le drap mortuaire sur la chaire et de mettre dessus le crucifix, pour faire comprendre à leur pauvre peuple qu’il n’avait plus que Jésus-Christ pour missionnaire. De leur côté, les commandants anglais, immédiatement après l’enlèvement des prêtres, firent arborer le drapeau britannique sur les églises, rasèrent les autels, enlevèrent les tableau et convertirent ces églises en casernes pour leurs troupes. Les abbés Lemaire, Daudin et Chauvreulx ne furent que très peu de temps à la prison de fort Edward. Une troupe de cent cinquante hommes les conduisit à Halifax. Sur leur passage, en ville, ils furent exposés aux insultes et aux moqueries de la populace. Quelques semaines plus tard, Winslow et Murray procédèrent à la déportation en masse des Acadiens. Il est sans doute pénible de se rappeler les scènes du grand dérangement qui se déroula sur les côtes de l’Acadie, dans l’automne de 1755, les souffrances des déportés tant pendant la traversée que sur les côtes du Massachusetts, de Connecticut, à New York, dans la Caroline du Sud, en Georgie, au Mississipi, aux Antilles, etc. Le récit et même le souvenir de ces infortunes nous fait éprouver parfois des sentiments que la foi et la charité chrétienne condamnent : notre plume se refuserait à les exprimer. Nous ne voulons pas, du reste, nous y arrêter. Mais il ne faut pas s’émouvoir de ces malheurs au point d’improuver et de déplorer la fermeté de nos missionnaires en face des injonctions dangereuses de Cornwallis et de Lawrence. Non! n’allons point déconsidérer l’héroïsme de ceux qui furent alors les véritables sauveurs de notre langue et les irréductibles confesseurs de notre foi. Nos pères de 1755 sont morts, il est vrai, dans les afflictions et les déboires de toutes sortes. Leurs épreuves sont inénarrables. Mais, où qu’ils soient morts, que ce soit sur des plages désertes, dans les bois, sans prêtre pour leur administrer les sacrements, sans parents, sans amis pour recueillir leur dernier soupir, ils ont trouvé, au sortir de cette vie, le juste Juge, justus judex, qui accorde à ses serviteurs grandement éprouvés, à ses martyrs pour la foi, des grâces extraordinaires à l’heure de la mort, une récompense abondante et des couronnes perpétuelles dans l’autre monde. Tradiderunt corpora sua propter Deum ad supplicia et Meruerunt habere coronas perpetuas. A cause de leur attachement à leur religion sainte, ils ont été haïs sur cette terre, séparés les uns des autres, couvertes d’ignominie et d’opprobres, rejetés loin de leurs biens et de leurs demeures, sous le faux prétexte qu’ils étaient rebelles et insoumis, mais, au tribunal de Dieu, ils ont entendu cette belle et consolante parole : Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse; voilà qu’une récompense magnifique vous est donnée dans le ciel. La parole de Jésus-Christ est engagée et elle ne trompe jamais. « Cum vos oderint homines et cum separaverint vos et exprobaverint et ejecerint nomen vestrum tanquam malum, propter Filium hominis : Gaudete et exsultate, quoniam merces vesetra copiosa est in caelis. » Les premiers chrétiens ne craignaient pas l’abandon des biens de ce monde ni les cachots, ni les fers, ni la mort lorsqu’il était question d’affirmer ou même de sauvegarder leur foi. Les apôtres ne reculèrent pas non plus devant les menaces des tyrans. Et quand ils voulurent, par pitié pour leur peuple, venir à composition avec leurs maîtres criminels, Dieu les en reprit sur le champ et leur indiqua les dangers auxquels ils exposaient ceux qui leur étaient confiés. Un jour, durant la persécution de Néron, les fidèles consternés conjurèrent sait Pierre, chef de l’Eglise, d’avoir de la compassion envers son troupeau et de faire des accommodements avec le tyran ou au moins de fuir la persécution. Oédant moment à l’orange, Pierre crut bon de s’échapper de la ville, à la faveur des ténèbres. Il venait à peine de franchir les murs de Rome quand il vit, s’avançant à sa rencontre, le sauveur Jésus-Christ lui-même. Tombant à ses pieds, il s’écrie :--Où allez-vous, Seigneur? Je vais à Rome, pour y être crucifié de nouveau, répondit Jésus à saint Pierre. Pierre baissa la tête et pleura : la leçon était comprise. Il rentra immédiatement dans Rome, fut arrêté par les sbires de l’empeureur, jeté à vingt-cinq pieds sous terre, dans les sombres cachots de la prison Mamertine. Il y passa neuf mois, les pieds liés par de lourdes chaines. Et quand le jour de l’immolation fut arrivé, l’humble Galiléen fut crucifié, la tête en bas, à sa demande. Depuis lors, douze millions de martyrs n’ont pas hésité d’affirmer leur religion en face des tourments et de la mort. Nos pères, leurs missionnaires en tête, ont suivi leur exemple. Plutôt d’exposer leur race à sombrer dans ses croyances et dans sa foi, ils ont choisi la folie de l’exil et de la déportation. Bénissons et louons à jamais leur courage et leur fidélité! Nos missionnaires connaissaient parfaitement le plan des autorités anglaises : Shirley l’avait révélé en toutes lettres « to interperse protestant settlements among the French in Nova Scotia, taking part of the marsh lands from them for the new settlers, » « dépouiller les Acadiens de leurs terres, les entremêler de protestants et les pervertir en achetant à prix d’argent leur apostasie. » Mieux a valu, mille fois mieux, la déportation avec ses sacrifices, ses humiliations et ses misères. Honneur et gloire aux nobles missionnaires qui n’ont jamais voulu souscrire à des conditions aussi dangereuses! Pour revenir au abbés Daudin, Lemaire et Chevreulx, que nous avons laissés à Halifax, Lawrence les fit séparer et placer sur trois différents navires de la flotte anglaise de Boscawen ancrée dans la rade d’Halifax. Ils furent transportés en Angleterre, où ils arrivèrent dans les premiers jours de décembre 1755. Mis en liberté à Portsmouth, Angleterre, ils nolisèrent un voilier à leurs frais, et se rendirent en France. Le poète Longfellow, au cours de sa magnifique épopée Évangéline, introduit un prêtre nommé Père Félicien qui relève le courage des pauvres proscrits de Grand-Pré. Hélas! cette touchante légende du prêtre doit s’effacer nécessairement devant la brutalité des évènements. Non, il n’y avait pas de prêtres à la Grand-Prée en septembre 1755, pas un seul prêtre dans toute l’Acadie aux jours néfastes de la déportation, sauf le vieux missionnaire Desenclaves retiré au Cap-Sable. Celui-ci ne bougea pas de Poboncoup dans l’automne de 1755 et, pour le moment, il ne fut pas inquiété. Cependant, le printemps suivant, en 1756, il fut faitl prisonnier, transporté au Massachusetts où il fut détenu plus de deux ans dans une dure captivité. Enfin, en 1759, il obtint la liberté de repasser en France où il mourut, peu de temps après, dans le Limousin, son pays natal. L’abbé Chevreulx, curé de la Grand-Prée, ne vit pas les maux de son peuple et n’entendit pas la célèbre proclamation de Winslow faite dans l’église de sa paroisse, le deux septembre, et mise à exécution vendredi, le 5 septembre 1755. Il était alors, avec ses confrères, sous surveillance, dans le port d’Halifax. L’histoire écrite de nos jours s’obstine à prétendre, encore aujourd’hui, que les Acadiens furent condamnés parce qu’ils ne voulaient pas prêter le serment sans réserve. La vérité est qu’on voulait se débarrasser d’eux, et ce serment ne fut qu’une raison apparente, un prétexte pour colorer une condamnation honteuse et injuste. Il importait peu que les Acadiens prêtassent oui ou non ce serment, ils étaient voués quand même à la déportation. « They are at all adventures to be rooted out. » Ce sont les paroles du juge Morris auquel le Conseil exécutif du gouvernement avait confié la tâche de surprendre les Acadiens en masse, de s’emparer de leur personne et de les déporter. Donc, en 1755, les missionnaires furent chassés de la Nouvelle-Ecosse, les églises et les chapelles de cette région furent détruites ou converties en casernes. On aurait cru assister au glas funèbre de la religion catholique dans ces parages. Aujourd’hui, cent cinquante ans après ces persécutions, il y a, dans cette même péninsule de la Nouvelle-Ecosse, dans le diocèse d’Halifax seulement, au-delà de cent chapelles ou église catholiques et pas moins de soixante et quinze prêtres. « L’Eglise n’a parfois que le souffle, disait Proudhon. Il semble toujours qu’elle va mourir; mais cette éternelle mourante brave toujours la mort; et toujours il lui reste assez de force pour coucher dans la tombe ceux qui voulaient l’y faire tomber. » CHAPITRE TROISIEME – INFLUENCE DES MISSIONNAIRES FRANÇAIS SUR LES INDIENS L’influence que les missionnaires ont exercée, par leur présence, sur les Indiens, dans les partis de guerre, a soulevé contre eux de violentes attaques de la part de plusieurs historiens anglais et même de quelques historiens de langue française. Parkman qualifie d’apôtres du carnage les missionnaires qui accompagnèrent les sauvages dans leurs expéditions guerrières. « The most prominent, dit-il, among the apostles of carnage at this time (1689), are the Jesuit Bigot, on the Kennebec, and the Seminary Priest Thury, on the Penobscot. (Frontenac and New France under Louis XIV, p. 375.) Ailleurs, dans un ouvrage intitulé A half century of conflict, le même historien porte de semblables accusations contre les PP. Cahill et RAsle, jésuites. Les abbés Baudoin, Maillard et Leloutre ont été accusés du même délit par plusieurs auteurs d’histoire, même dans des manuels d’école placés, avec l’approbation des gouvernements, entre les mains de nos enfants. Dans son traité History of New Brunswick, livre qui a été longtemps dans nos écoles publiques du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse, le Dr G. U. Hay dit : « The French taught the Indians to look upon the English as their enemies, and priests and traders urged on the Red man as he crept stealthily through the wilderness, carrying the torch and scalping-knife into peaceful homes » p. 87.—« Les Français enseignèrent aux Indiens à considérer les Anglais comme leurs ennemis; et prêtres et marchands encouragèrent les sauvages lorsque ceux-ci s’avançaient, à la sourdine, dans la forêt, portant la torche ou le couteau de scalpe dans des foyers où régnait la paix. » Dans la dernière partie de notre ouvrage, nous allons nous efforcer de prouver que la présence ou même la coopération des prêtres dans ces expéditions de guerre, loin d’être pour eux un sujet de crime, fut au contraire un acte de prudence et de dévouement, un devoir d’humanité et de courage qu’on ne saurait trop louer et admirer. Rappelons-nous que les missionnaires chargés par leurs supérieurs respectifs des missions des Sauvages, soit pour servir d’aumôniers dans les expéditions de guerre, soit pour visiter, instruire et administer les sacrements aux aborigènes dans leurs divers établissements ou lieux de chasse, n’avaient aucun compte à rendre aux gouverneurs anglais du pays. Les Sauvages n’étaient pas un peuple conquis légitimement, selon les lois de la guerre ou le droit des gens. Ils n’étaient pas soumis même aux lois de France, bien moins encore à celles de l’Angleterre, soit par des serments d’allégeance ou par des engagements de protection de la part des autorités françaises ou anglaises. Ils n’avaient rien reçu de la France ou de l’Angleterre en extinction de leurs droits naturels sur les territoires que la France ou l’Angleterre se disputaient sous leurs yeux. De droit naturel et divin, ils étaient les possesseurs de ces régions qu’on leur ravissait ouvertement et sans scrupule. Ils n’avaient reçu aucune promesse de réserves de terrains, aucune promesse de compensation, aucune promesse de secours pour leurs familles en cas de misère et de disette, comme on le fait aujourd’hui aux Etats-Unis, au Canada et ailleurs. Leurs missionnaires, surtout ceux qui s’occupaient exclusivement d’eux, tels que Thury, Maillard, Leloutre, etc., n’avaeint rien à démêler avec les gouverneurs anglais d’Annapolis ou d’Halifax. Ils devaient leur ministère aux Indiens, en toutes circonstances, surtout dans les occasions de danger. Or, de 1713 à 1755, tandis que les curés de l’Acadie ou de la péninsule de la Nouvelle-Ecosse suivaient le sort de leurs paroissiens devenus sujets anglais; pendant qu’ils prêchaient la neutralité et en donnaient l’exemple, les missionnaires des Sauvages, qui étaient, eux, complètement entretenus par les subsides venant de France, prenaient leur mot d’ordre à Louisbourg ou à Québec dont ils dépendaient, et cela parce que les Micmacs ou Cannibas ne voulaient pas du tout du régime anglais. Suivons maintenant quelques-uns de ces missionnaires dans deux ou trois expéditions faites par les Sauvages. Nous examinerons d’abord la conduite de l’abbé Thury et celle de l’abbé Le Loutre dans quelques-unes de ces expéditions guerrières. Ce sont là les deux prêtres qui ont été le plus fortement blâmés par la chronique et par l’histoire anglaise. Prenons l’expédition de 1689 contre le fort Pemquid (Bath, Maine). Voilà les circonstances à la suite desquelles eut lieu cette attaque. La mauvaise administration des deux successeurs de Frontenac, La Barre et Denonville, avait mis la Nouvelle-France à deux doigts de sa perte. L’année 1689 est une date funèbre dans les annales du Canada. Les Iroquois de la Nouvelle-Angleterre, soutenus par les colonies anglaises, n’écoutaient plus que leurs anciennes haines. Un jour, ils partirent au nombre de quatorze cents. Descendus sans bruit sur le fleuve Saint-Laurent, ils s’arrêtèrent, au milieu d’une tempête, à la faveur des ténèbres, à la pointe de l’île de Montréal où personne ne les attendait. Là, ils se dispersèrent sur un espace d’environ dix milles et ils commencèrent leur œuvre de massacre et d’horrible carnage. Le village de Lachine fut le principal théâtre de leur barbarie. Ils brûlèrent et massacrèrent près de quatre cents personnes, sans compter ceux qu’ils conduisirent en captivité. Leurs actes de cruauté font frémir d’horreur. Empalant des petits enfants, ils obligèrent parfois leurs mères à tourner la broche pour les faire rôtir. Nommé gouverneur pour la seconde fois, le brave Frontenac était arrivé de France au lendemain de ce de ce terrible massacre de Lachine. Ce courageux vieillard résolut de frapper un coup d’éclat afin de rétablir le prestige des armes françaises aux yeux des Cinq-Nations (Iroquois). Ce fut peu de temps après ce massacre de Lachine qu’eut lieu l’expédition contre le fort de Pemquid, poste armé de vingt canons, solidement construit et situé non loin de l’embouchure de la rivière Kennébec. Les Abénakis avaient juré une haine à mort contre les Anglais depuis le jour où ceux-ci s’étaient rendus coupables de trahison envers eux, surtout en pleine paix. Déjà, en 1676, disent les historiens, quatre cents Abénakis, attirés à Casco (Portland, Maine), sous prétexte de fêtes et de jeux donnés en leur honneur, avaient été cernés, au moment même où ils y prenaient part, par un corps de troupes qui en conduisirent deux cents à Boston où ils furent vendus comme esclaves pendant que sept ou huit des chefs étaient pendus. (Belknap, History of New Hampshire, vol. I, p. 143). Depuis lors, les Anglo-Américains n’avaient cessé d’exaspérer davantage les Abénakis en les faisant reculer devant eux et en s’emparant, malgré leurs protestations, de leurs terres, sans leur assurer de réserves ou leur donner la moindre compensation. Les Canibas ou Abénakis avaient conféré entre eux sur ces malheurs de leur race, s’étaient communiqué leurs ressentiments et avaient préparé leur jour de vengeance. Cent Abénakis des vallées du Kennébec et du Pénobscot, tous chrétiens et appartenant à la mission de l’abbé Thury, située à Pentagoet (tout près de Belfast, Maine), d’autres Sauvages aussi de Sillery, résolurent d’aller surprendre le fort de Pemquid et de s’en emparer. « Nos guerriers, dit l’abbé Thury, se confessèrent pres-tout avant que de partir, comme s’ils eussent dû mourir dans cette expédition, aussi étaient-ils résolus, comme ils me le témoignèrent plusieurs fois, de se battre en pleine campagne, si l’occasion s’en présentait. « Les femmes et les enfants se confessèrent aussi à leur exemple, ensuite de quoi les femmes récitèrent le chapelet perpétuel dans la chapelle, se relevant les unes les autres depuis la petite pointe du jour jusques à la nuit fermée, pour demander à Dieu, par l’entremise de la Sainte Vierge, qu’il leur fût favorable et qu’il les protégeât dans cette guerre. » Pendant que les sauvagesses et leurs enfants prient ainsi dans la chapelle de Pentagoet, les guerriers abénakis descendent silencieusement la rivière Kennébec. Arrivés près de la mer, à cinq milles du fort Pemquid, les canots sont poussés à terre et cachés sous le feuillage qui borde les rivages de la rivière. Trois canots sont envoyés à la découverte. Ils reviennent au bout de quelques heures et donnent l’assurance que rien n’a encore transpiré de leur approche, ni dans le fort ni dans le village de Pemquid. Les canots tirés à terre furent alors cachés dans les buissons touffus du voisinage, et la troupe d’Abénakis s’enfonça dans la forêt. Après une courte marche, elle arriva au bord d’une clairière qui environnait évidemment quelques établissements et s’y arrêta pour attendre l’occasion de saisir quelques prisonnier afin d’en tirer les renseignements voulus. L’attente ne fut pas longue. Trois Anglais, venant de leur travail, passèrent à une courte distance. Quelques guerriers indiens se lancèrent sur eux et les emmenèrent prisonniers. Interrogés par les chefs abénakis, ces Anglais déclarèrent qu’il y avait, dans le fort et dans le village, environ deux cents personnes, puis, se ravisant, ils réduisirent ce nombre à une centaine. « Après quoi, dit l’abbé Thury, s’étant approchés le plus près qu’ils purent du village, ils firent la prière en commun, laquelle étant achevée, ils se levèrent tous, en chemise et retroussés en leur manière, se ruèrent sur les maisons, brisant les portes, prenant et tuant tous ceux qu’ils trouvèrent. » « J’avais, ajoute le missionnaire, exhorté les Sauvages, avant de partir, et particulièrement les chefs, de faire en sorte qu’il ne fit aucun désordre, de ne point exercer de cruautés à l’égard des Anglais et de ne point s’enivrer, ce qu’ils observèrent fort exactement. Ils ne levèrent pas même une seule chevelure… Et ce que j’estime encore beaucoup, c’est qu’ils défoncèrent une barrique d’eau-de-vie qu’ils trouvèrent dans le fort sans s’enivrer. » Qui ne voit ici, très clairement, le noble et important motif qui poussait les missionnaires Thury, Bigot, Baudoin, Rasle, Cahill, Maillard, Gaulin et Leloutre à accompagner les Sauvages dans les expéditions que ceux-ci organisaient de leur propre chef! Il fallait empêcher, autant que possible, ces indigènes beaucoup moins civilisés qu’aujourd’hui, de se livrer, sur la personne de leurs prisonniers, à tous les raffinements de cruauté que leurs usages et coutumes, leur ignorance, leur barbarie innée les engageaient à exercer. Il fallait les surveiller comme des enfants et les tenir en garde continuellement contre les excès de boisson qui réveillaient en eux leurs mauvais instincts de férocité. Il fallait surtout préserver les femmes de l’ennemi des insultes, des violences auxquelles, d’après les traditions indiennes de la guerre, elles devaient être soumises de la part des vainqueurs. Il n’y avait que la présence du missionnaire pour accomplir cette œuvre. C’est dont bien à tort que Parkman a qualifié d’apôtres du carnage les missionnaires qui accompagnaient les sauvages dans ces partis de guerre. Au contraire, ces ouvriers du Christ se montraient là, comme dans leurs autres fonctions, les apôtres de l’humanité, de la civilisation, des gardiens des cors aussi bien que des âmes. Peut-on croire, pour le reste, que les missionnaires étaient responsables de la façon sauvage avec laquelle les tribus de l’Amérique, Micmacs, Abénakis ou autres, faisaient alors la guerre? Ce serait vouloir les trouver en faute, coûte que coûte. Le mode d’attaque des Sauvages était presque toujours le même. Il fallait se rendre chez l’ennemi, en tapinois, dans l’ombre; puis venait l’invasion soudaine, la prise d’assaut et, si les Sauvages étaient vainqueurs, ils tuaient tous ceux qui leur tombaient sous la main, hommes, femmes, enfants, sauf les prisonniers ou prisonnières de réserve qu’ils tourmentaient à leur manière. Le missionnaire n’y pouvait rien, si ce n’est parfois d’adoucir, par ses prières et ses supplications, les tortures révoltantes que ces barbares, dans l’ivresse de la guerre et dans l’exaltation de la victoire, préparaient à leurs victimes. Sans doute cet adoucissement de mœurs, œuvre des prêtres, était encore bien rudimentaire, mais il n’en était pas moins réel. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les mœurs primitives des Indiens, le sort qu’ils réservaient aux prisonniers attachés au poteau, l’infernale volupté avec laquelle ils savouraient les actes de barbarie qu’ils commettaient sur la personne des vaincus. A force de réprimandes, de patientes instructions insérées même dans le catéchisme, les prêtres étaient parvenus à leur faire comprendre que ces cruautés que le sauvage vainqueur considérait comme des actes d’honneur et de justice réclamés par le Grand-Esprit, consacrés par les exemples et les traditions de ses pères, étaient en réalité grandement coupables, contraires à la charité et au pardon des injures recommandés par la doctrine de Jésus-Christ. Sans la présence du missionnaire il est certain que les Abénakis ou Micmacs, dans leur sorties de guerre, se seraient enivrés avec l’eau-de-vie qu’ils trouvaient toujours à divers postes et qu’ils se seraient livrés aux plus révoltantes atrocités. Pour être convaincu de cette vérité, il suffit de se rappeler ce qui s’était passé, à la même date, sur les frontières du Canada envahies par les Iroquois alliés aux Hollandais et aux Anglais, lorsque ces derniers, au lieu de restreindre leur fureur et leur sauvagerie, s’empressaient de leur fournir des armes et de l’eau-de-vie en abondance. Le révérend W. Cunningham, professeur d’économie politique à l’université de Cambridge, a dit, en parlant des colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre : « Dans toute la terrible histoire des procédés de l’homme blanc avec le sauvage, il n’y a guère de plus malheureux exemples de froide cruauté que la destruction en masse de la nation des Péquods, hommes, femmes et enfants, par les colons puritains. Le Rév. Samuel Peters, auteur di live General History of Connecticut, calculre que de 1730 à 1780, les Anglais tuèrent 86,000 Indiens. Le susdit Dr Cunningham, en parlant de la Nouvelle-France (Canada) dit : « Les premiers Français qui pénétrèrent au Canada étaient inspirés par un véritable enthousiasme religieux. Les Franciscains furent les premiers au labeur, et Le Caron pénétra jusqu’au lac Huron en 1615. Les Jésuites arrivèrent peu d’années après, fondèrent des villages et des églises et entrèrent en relations les plus intimes avec les aborigènes. » « D’année en année, le même dévouement que celui qu’avaient montré les premiers missionnaires distingua leurs successeurs… Les colons anglais se rendirent parfaitement compte des avantages que procurait aux Français le succès des missionnaires en civilisant les sauvages et entretinrent pour les Jésuites un particulier mépris (a special opprobrium). » (1) Voilà un protestant distingué, professeur émérite d’une des plus grandes universités du monde, qui ne se gêne aucunement pour déclarer que si les colons anglais haïssaient les missionnaires, c’est parce que ces derniers s’occupaient de civiliser les sauvages au moyen de la religion. Mais venons-en au grand reproche qui est fait à l’abbé Thury par Parkman et aussi par d’autres historiens – celui de s’être ouvertement opposé aux négociations de paix entamées, dans la rade de Pemquid, en 1693, par le gouverneur Phips, d’une part, et par les deux chefs abénakis, Edzirémet et Madockawando, d’autre part. Toutes les circonstances qui accompagnent le fait montrent que ce pacte ne fut pas conclu sérieusement. Il fut bâclé subrepticement, sans le consentement et la participation des autres chefs abénakis qui avaient droit d’être présents à la discussion de ce traité. Phips fit ses arrangements (illisible) les deux chefs précités au moyen de cajoleries, de présents et surtout de rasades d’eau-de-vie. Son but, en endormant les Abénakis par une alliance de ce genre, était de se jeter avec moins de danger sur les Français, leurs alliés. Car Phips alla jusqu’à déclarer, dans cette conférence de Pemquid, « qu’il se rendrait dans peu de temps maître de Québec et de tout le Canada : » Ce sont là ses propres paroles. Son projet était bien clair. Alors l’abbé Thury crut bon d’avertir les Abénakis de se tenir constamment en éveil à l’égard des Bostonnais. La suite fit voir qu’il avait tout à fait raison. C’est M. de Villieu, lieutenant des troupes de la marine en garnison à Maxouat, (Sainte-Marie, vis-à-vis Frédéricton) qui fut l’organisateur de l’expédition de 1694. Nous avons déjà parlé de cet officier, dans la première partie de notre ouvrage. Bien que ce lieutenant eût, par suite de son contact avec les aventuriers français de ces régions, des vices qui scandalisèrent parfois les sauvages et qui contristèrent beaucoup les missionnaires, il n’en était pas moins soldat intrépide, intelligent, infatigable. Sa réputation de bravoure s’était faite avec éclat, au siège de Québec, en 1690. Son père était un des officiers du régiment de Carignan-Salières établis au Canada. Malgré le prétendu traité de paix de Pemquid, de Villieu entreprit une attaque contre les Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Nous le répétons, car souvent les historiens anglais ne tiennent pas compte de ce fait ou veulent nous le faire oublier, la colonie française avait alors sous les yeux l’horrible tragédie de Lachine. A la suite de ces horreurs, la politique de Frontenac – politique qui sauva le Canada – était de tenir continuellement en échec, en allant les attaquer dans leur propre pays, ceux-là mêmes qui avaient été les auteurs de tous ces désastres de la Nouvelle-France. Frontenac voulait vaincre et humilier les colons anglais qui non seulement fournissaient des armes et des munitions aux Iroquois, mais qui se mettaient souvent à leur tête ou dans leurs rangs pour venir ravager les établissements français du Canada. C’est la raison pour laquelle M. de Villieu était tout à fait décidé à faire cette expédition en 1694. Il se fit accompagner par l’abbé Thury et par les sauvages de la mission du Père Bigot. M. de Villieu n’était pas scrupuleux – comme on le sait déjà – au sujet de la boisson à donner aux sauvages. Les missionnaires s’étaient vainement efforcés, à différentes reprises, de lui faire comprendre les dangers qu’il y avait de donner de l’eau-de-vie aux indigènes. De Villieu n’était pas toujours un homme facile à mener. Qu’il ait entre temps distribué, au cours de cette expédition de 1694, en dépit des protestations de l’aumônier, plus d’eau-de-vie aux sauvages qu’il était prudent de le faire, c’est possible et probable, mais la faute en revient au lieutenant et non à l’abbé Thury. Taxous, grand chef de Norridegewock, était à la tête de l’expédition. Elle fut dirigée vers Oyster River (Durham, N. H.) et nous l’avouerons, fut remplie de cruautés, d’abominables atrocités. Faut-il pour cela rejeter la responsabilité de ces actes de barbarie sur l’abbé Thury? Au contraire, il est prouvé par les récits de S. A. Green, historien de ces régions, que le missionnaire Thury empêcha plusieurs actes de sauvagerie, de nombreuses déprédations et surtout l’incendie de l’église ou meeting house des puritains. L’historien Balknap a raconté par le détail les aventures de cette expédition. Les farouches sauvages répandirent alors la terreur sur toute la frontière. Ils se partagèrent en plusieurs bandes, brûlèrent les maisons, enlevèrent ou tuèrent des familles entières. C’était leur genre de guerre, révoltant, il est vrai, indigne de peuples civilisés, mais enfin c’était, de temps immémorial, leur manière de traiter l’ennemi en guerre. Ces atrocités, les Anglo-Américains se les étaient attirées du reste, en soudoyant et déchaînant contre le Canada les tribus iroquoises qui commirent, à Lachine, au cœur même de la colonie, les horreurs dont nous avons parlé. Parkman reproche aux missionnaires français de ne pas avoir transformé les sauvages en hommes civilisé. Quel reproche! Si les missionnaires n’y ont pas réussi, au moins, ils s’y sont essayés. Et partout où la Robe-Noir a passé, elle a fait disparaître quelque chose de la barbarie primitive de ces races si peu susceptibles de civilisation. Si Parkman vivait aujourd’hui, il serait forcé de reconnaître, avec tous les historiens impartiaux de notre époque actuelle, que les missionnaires de France ou du Canada ont exercé, depuis deux siècles, sur les Sauvages du Nord-Ouest et de la Colombie Anglaise, une influence unique et inappréciable. (A continuer) (1) « Growth of English Industry and Commerce in modern times » by W. Cunningham, D. D., Fellow and lecturer in Trinity College, Cambridge, p. 319.