Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire

Year
1910
Month
10
Day
20
Article Title
Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire
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1, 4, 5, 8
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Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire (Droits de reproduction réservés) (Suite) Mais revenons à l’abbé Trouvé. A peine fut-il installé à Beaubassin, qu’il encourut, par sa fermeté et son esprit de devoir, la haine des maraudeurs qui infestaient le pays. Le sieur Desgouttins. Qui n’aimait ni le clergé ni le gouverneur de Menneval, par que ceux-ci le gênaient dans ses intérêts et ses instincts de cupidité, adressa, lui aussi, divers mémoires à Québec et à Versailles, contre les missionnaires et le gouverneur. C’est à ces archives de la Marine et des Colonies que les historiens anglais ont puisé leurs renseignements contre les missionnaires, mais ils n’ont pas reproduit les lettres envoyées par l’abbé Trouvé à M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, dans lesquelles le bon missionnaire explique et justifie parfaitement sa conduite. Dans une lettre écrite, le 1er novembre 1689, par le gouverneur de Menneval, au marquis de Seignelay, le gouverneur, en parlant des ennemis du clergé et des missionnaires, dit : « Ils ont commencé par tâcher de mettre à mal avec les deux prêtres qui sont ici (Port-Royal), le grand vicaire Petit et M. Trouvé… Je suis obligé de dire qu’on ne peut avoir de meilleure conduite que ces ecclésiastiques. Tout leur crime est de n’avoir pas voulu se laisser corrompre pour leur aider à me traverser. » A son tour, l’abbé Casgrain dit ce qui suit : « Le gouverneur de Menneval était un officier intègre et animé des meilleurs intentions. C’est le témoignage que rendait de lui un homme capable d’en juger, le grand Turenne, sous lequel il avait servi dans la guerre. Sous cette administration malheureusement trop courte de Menneval (1687-1690), l’état des affaires publiques et particulièrement la situation du clergé en Acadie s’étaient sensiblement améliorés, malgré les obstacles de tout genre que faisait naître la tourbe de subalternes et d’intrigants dont on connaît les plus marquants. » M. Tronson, supérieur des Missions-Etrangères à Paris, répond aux lettres de justification de l’abbé Trouvé; il l’encourage fortement et lui dit de rester à son poste où il fait le bien. « Je ne m’étonne pas, dit-il, de voir les épreuves par lesquelles Dieu vous fait passer et du denûment de toutes choses où il vous met. C’est par là qu’il a conduit les apôtres et les premiers prédicateurs de l’Evangile. C’est par là que ces derniers se sont acquis des couronnes immortelles. Comme vous avez par à leur emploi et que Dieu vous fait participer à leurs peines, j’espère aussi que vous aurez bonne part à leurs grâces et que vous direz comme l’Apôtre : « Il me plaît de rester dans mon infirmité, dans les mépris, les privations, les persécutions, les angoisses, pour l’amour du Christ. » Pendant que le Colonel Church attaquait, le 28 juillet 1704, Beaubassin, y brûlait vingt maisons, tuait les bestiaux et y exerçait toute sorte de ravages, le saint missionnaire Trouvé mourait à Canso (Chedabouctou), où il était allé faire une mission. Quelques pauvres pêcheurs disséminés sur cette plage furent les seuls témoins des derniers moments de ce zélé missionnaire. « Homme d’action et de conseil, disent les chroniques de Saint-Sulpice, fort intelligent, bon administrateur, caractère doux, patient, charitable et dévoué, il eût été capable d’occuper les premières positions à Québec ou à Montréal. » Passons maintenant à un autre missionnaire font dénigré par les historiens, l’abbé Beaudoin. (5) Ce missionnaire et l’abbé Trouvé furent les deux premiers missionnaires qui firent du ministère dans la paroisse de Memramcook où les coureurs de bois et les pêcheurs avaient de petits postes nommément à Pointe-Folly, au Coude, à L’île-aux-Jacques, etc. Les plaintes portées au ministère de la Marine et des Colonies contre l’abbé Beaudoin, furent faites surtout par M. de Persigny, capitaine réformé des milices canadiennes, délégué du ministère des Colonies à Port-Royal et à Beaubassin et, en même temps, cousin du gouverneur de Villebon. « De Persigny, dit Casgrain, était un esprit étroit, fantasque, prétentieux, cherchant à imposer ses caprices comme des lois à commander jusque dans l’église et cela sur des règlements de discipline ecclésiastique. » M. de Villebon, qui était alors gouverneur, appartenait à l’intrépide famille des barons de Bécancour. C’était un brave; ses frères, les Robineau de Portneuf, de Neuvilette et de Désilets étaient aussi des officiers de mérite et de premier ordre. Après la prise de Port-Royal par Phips, en 1690, de Villebon alla faire une visite en France et revint le printemps suivant à Port-Royal. Il n’osa pas se fixer à ce dernier poste. Il traversa la baie de Fundy et, remontant la rivière Saint-Jean, il alla se retrancher dans une petite forteresse, à Naxouat, en face de la ville actuelle de Frédéricton, où il passa un an avant de revenir à Port-Royal. Les chroniqueurs de l’époque nous disent que, sous l’administration de Villebon, la contrebande de l’eau-de-vie se fit sans restriction, sans prudence et sur une très grande échelle. De Villebon, tout courageux, et intrépide qu’il fût dans la guerre, était accapareur et convoiteux dans la paix. Il ne se gêna pas de donner l’exemple du commerce illicite et extravagant des boissons. L’abbé Beaudoin, missionnaire de Beaubassin, crut à droit qu’il avait le devoir de s’insurger contre ce trafic immoral, dangereux. Le missionnaire était jeune, ardent; il dénonça, à l’autel, les agissements de tous ces traficants. Inde irae…. M. de Persigny fut le premier qui souleva les esprits contre l’abbé Beaudoin. Durant son séjour aux Mines et à Beaubassin, il tenta d’imposer au missionnaire, relativement à l’église, à l’autel et à la sainte Messe, des règlements qui ne regardaient que l’évêque ou les supérieurs ecclésiastiques. Aussi l’abbé Beaudoin ne se fit pas prier pour dire au capitaine délégué du ministère des Colonies que dans ces matières de discipline ecclésiastique, il reconnaissait nulle autre jurisdiction que celle de son évêque et « que les habitants seraient bien fous s’ils allaient lui obéir. » Le jeune missionnaire ne tarda pas à expier ces derniers mots de franchise. Tous les jaloux et les mécontents préparèrent contre lui une litanie de méfaits inventés à plaisir. Le gouverneur de Villebon, qui avait été lui aussi réprimandé par le curé adressa contre le missionnaire, au ministère des Colonies, un mémoire qui, à la simple lecture, fait hausser les épaules de pitié et de dégoût, tellement les accusations sont puériles et imprégnées de ces sentiments de petite vengeance et de basse jalousie qui soulèvent le cœur. Par exemple, il reprochait au curé de ne pas publier toutes les annonces qu’il lui demandait de faire, de se contenter d’homélies et de catéchisme et de ne pas faire assez de sermons, de passer trop de temps dans les missions extérieurs, de ne pas chanter le Domine salvum fac regem à une époque où, par suite de l’invasion du colonel Church, une grande partie des habitants se croyaient encore liés aux serments prêtés et aux promesses faites à l’amiral Phips. Il suffit de mentionner ces plaintes pour en faire voir la futilité. M. de Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, était loin de partager l’opinion de M. de Persigny, à l’endroit du missionnaire Beaudoin. En 1690, dans une lettre qu’il écrivait à un missionnaire de Port-Royal, il disait en parlant de l’abbé Beaudoin : « J’estime son courage et sa grâce, et ne puis que me consoler de son éloignement, voyant qu’il prend le grand chemin de se faire saint au milieu d’une nation barbare » in medio nationis pravae. En preuve que le gouverneur de Villebon ne se faisait pas réprimander sans raison par les missionnaires, voyons ce qu’en dit M. de Champigny, in intendant du Canada, dans une lettre écrite le 10 novembre 1692 et envoyée au ministre de la Marine et des Colonies : « J’ai reçu, dit-il, quantité de plaintes contre le sieur de Villebon, et particulièrement des seigneurs et habitants de la rivière Saint-Jean… Ils lui imputent de s’être attiré toute la traite dans son fort… Presque tous les Français s’en sont plaints par des requêtes qu’ils m’ont présentées. » L’abbé Abel Maudoux fut un autre missionnaire qui eut à souffrir des procédés du gouverneur de Villebon et des principaux traitants dont il s’était cru obligé de signaler les désordres. Maudoux n’avait que des facultés intellectuelles bien ordinaires et un tempérament quelques peu excitable, mais il était prêtre vertueux et chargé d’âmes consciencieux. « Ce missionnaire, disait de lui le gouverneur de Brouillan en écrivant au ministre des Colonies, est d’une vertu exemplaire qui lui attire la vénération et la confiance de tous ses paroissiens; il est de l’avantage du pays qu’il lui convienne d’y rester. » Ce qui n’empêche pas qu’on trouve plusieurs plaintes inscrites au ministère de la Marine et des Colonies contre ce jeune abbé. Ses ennemis l’accusèrent plusieurs fois d’être sympathique aux Anglais auxquels il semblait être prêt, disaient-ils, à sacrifier les intérêts de la France. C’est la vieille calomnie répétée par les affaires et les petits-maîtres toutes les fois que nos missionnaires prêchaient la paix, la concorde, ou bien s’opposaient aux expéditions hasardeuses, cruelles ou apparemment injustes contre les Anglais. D’autre part, quelques officiers français reprochaient au curé Maudoux de faire du négoce, d’avoir trop d’attachement pour les choses périssables de ce monde. C’est ici le moment d’examiner les circonstances de l’époque et de se rappeler que, par suite de la négligence du gouvernement français, il y avait, en ce temps-là, à Port-Royal, une très grande disette des objets les plus essentiels à la vie. Il n’y avait pas d’argent : il fallait de toute nécessité recourir aux échanges pour vivre. C’est ce que firent les abbés Maudoux et Petit, et les agents du pouvoir les dénoncèrent comme des prêtres entachés de cupidité et de l’amour déréglé du gain. Nous avons dit que l’abbé Maudoux avait un tempérament excitable. Dans ses moments de promptitude, il pouvait aller peut-être un peu loin. Il avait été maintes fois tracassé par M. de Villebon et les gens de son entourage. Quand le gouverneur de Villebon mourut, l’abbé Maudoux fit un petit coup d’éclat. Il refusa de faire l’office des funérailles, à moins que les frais n’en fussent payés illicio, avant la cérémonie. De part et d’autre, des gros mots s’échangèrent. Les honoraires furent payés, l’office religieux eut lieu avec pompe, mais les mécontents prirent occasion de cet incident pour adresser aux ministre de nouvelles plaintes contre le curé. Ils s’entendirent si bien pour colorer leurs petits griefs que non seulement le curé Maudoux mais tous les prêtres des Missions-Etrangères furent retirés du pays. Ces missions passèrent alors sous la juridiction des pères Récollets. Ces évènements se passaient dès le début du dix-huitième siècle, en 1701. Les Récollets eurent charge de ces missions pendant près de vingt ans et on voit alors, parcourant nos plages, les pères René, Pain, Durand, Masson, etc., qui, malgré leur zèle et leur dévouement inaltérable, et plus probablement à cause de leur fidélité aux devoirs de leur charge, furent en butte, à leur tour, aux rapports injustes adressés contre eux à la Cour de France, non par les gouverneurs de Brouillan et de Subercase qui furent alors en fonctions, mais par des officiers inférieurs de la colonie. « Les Récollets rentrés de nouveau en Acadie, dit l’abbé Casgrain, furent les guides spirituels des colons, durant la période critique de la conquête anglaise. Ils se montrèrent des religieux aussi intelligents que vertueux, des conseillers aussi sages qu’éclairés, s’oubliant eux-mêmes, s’exposant à d’injustes traitements, à la prison, au bannissement, pour empêcher les Acadiens de tomber dans les pièges qu’on leur tendait… Les Récollets soulevèrent contre la haine des Anglais qui les accusèrent de conspiration contre leur gouvernement, et mécontentèrent en même temps la cour de France qui leur reprocha de ne pas prendre suffisamment ses intérêts, tout en continuant à recevoir les gratifications accordées incessamment aux missionnaires de l’Acadie. » On le voit, c’est toujours le même refrain. Que les missionnaires soient jésuites, capucins, récollets, sulpiciens ou des Missions-Eetrangères, la France les blâme de ne pas travailler énergiquement en faveur des intérêts français, et l’Angleterre, à son tour, leur reproche de conspirer contre son gouvernement. Nous avons vu plus haut que l’abbé Maudoux fut accusé de trahir les Français. Quand, au bout de vingt ans, les récollets furent rappelés de l’Acadie, ils furent remplacés, dans la Nouvelle-Ecosse, par les Sulpiciens. Alors plus de gouverneurs ou officiers français dans la péninsule. Les Acadiens étaient sous le domination anglaise depuis nombre d’années; ils s’étaient engagés à la neutralité. Ils remplissaient leurs promesses sous l’œil et les conseils de leurs missionnaires de la Nouvelle-Ecosse. Cependant les officiers français de Québec et de Louisbourg blâmaient encore les missionnaires parce qu’ils faisaient observer la foi des traités. En 1745, l’intendant Hocquart dénonçait à l’évêque de Québec le grand-vicaire de Miniac et les abbés Desenclaves et Chauvreulx, qui exerçaient tous deux le ministère à la Nouvelle-Ecosse, parce que ces missionnaires prêchaient trop sérieusement aux Acadiens la loyauté et la soumission à leurs maîtres, les Anglais. L’année précédente, en 1744, Du Vivier, parti de Louisbourg, avait tenté de soulever les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse proprement dite, afin de les amener avec lui pour assiéger Port-Royal. Il ne put réussir. Les curés de cette région conseillèrent à leurs ouailles, d’un commun accord, de ne pas rompre leur serment d’allégeance, bien que ce serment leur eût été arraché par des promesses qui ne furent jamais remplies. Dans une lettre envoyée aux lords du Commerce et des Colonies, le gouverneur anglais de Port-Royal, Mascarene, n’a pu s’empêche de dire que, dans cette expédition de Du Vivier, le sort de l’Acadie avait été complètement dans les mains des Acadiens de la péninsule et de leurs missionnaires. « To the French inhabitants refusing to take up arms against us, we owe our preservation. » Or, pendant que les missionnaires et leurs paroissiens accomplissaient ce qu’ils croyaient être un devoir d’honneur et de loyauté envers la couronne anglaise, l’intendant Hocquart écrivait ce qui suit, dans sa lettre du 12 mai 1745, adressée à l’évêque de Québec : « Il s’en faut beaucoup que Sa Majesté ait lieu d’être satisfaite de la conduite qu’ont tenue, l’année dernière, quelques-uns des Missionnaires de l’Acadie à l’occasion de l’entreprise qui avait été formée dans ce pays-là (l’expédition de Du Vivier). » Et l’intendant ajoutait « que le sieur Desenclaves, curé de Port-Royal, informait exactement le gouverneur Anglais de tout ce qu’il pouvait apprendre des démarches des Français et exhortait ses paroissiens à être fidèles au Roi d’Angleterre; que le sieur de Chauvreulx, autre curé, prononçait des excommunications contre ceux de ses paroissiens qui prendraient les armes en faveur des Français et que le Sieur de Miniac, Grand Vicaire, cachait mieux ses démarches, mais qu’il agissait encore plus efficacement pour faire échouer l’entreprise. Aussi Sa Majesté aurait-elle pris le parti de faire repasser ces trois missionnaires en France. » Ceci se passe de commentaires. Mais revenons à une époque antérieure; car tout ce que nous venons de dire dans ces dernières pages sont des évènements qui se passèrent après la conquête de la péninsule acadienne par l’Angleterre et dont les Français se réclamèrent pour improuver la conduite des missionnaires qui exerçaient le ministère des âmes dans cette péninsule. Examinons, sur un petit aperçu seulement, car les explications déjà données dans ce premier paragraphe nous semblent suffisantes, les épreuves auxquelles le missionnaire Gaulin, prêtre canadien, fut soumis, à la fin du dix-septième siècle. Antoine Gaulin naquit en 1674, sur l’île d’Orléans, près de Québec. Ses parents lui firent faire un cours d’études. Admis au séminaire de Québec, il fut ordonné prêtre en décembre 1697. Après quelques mois d’exercice du saint ministère, il fut envoyé dans une mission de ce qu’on appelait alors la grande Acadie, laquelle comprenait même le Maine américain d’aujourd’hui, à une station nommée Panaouské ou Pentagoët, (près de Belfast, Maine). Pentagoët ne fut pour l’abbé Gaulin qu’un pied-à-terre, car il lui fallait, disent les chroniques visiter fréquemment une foule de petits postes habités par les blancs ou les Indiens disséminés le long de la mer ou dans l’intérieur des terres. Il lui fallait même parcourir de temps en temps toute la presqu’ile de l’Acadie et traverser jusqu’au Cap-Breton, pour distribuer la parole évangélique aux tribus errantes de ces régions. L’abbé Gaulin a relaté lui-même le conflit qu’il eut avec M. de Villieu, agent de la compagnie de Chédabouctou (Canseau), fonctionnaire dont l’âpreté au gain avait déjà été mal notée par le gouverneur de Villebon, quoique ce dernier ne fût pas, comme nous l’avons vu, très scrupuleux sur cette partie du code. De Villebon, dans un mémoire envoyé à la Cour de France, en 1697, s’était plaint que le Sieur de Villieu ne couchait plus dans le fort de Naxouat (Ste-Marie, en face de Frédéricton, N. B.), comme c’était son devoir, mais que, au contraire, il passait son temps à faire la traite avec les Sauvages, à piller les soldats, et il priait la cour de « remettre le sieur de Vilieu en règle ». Or de Villieu s’était vanté de faire chasser l’abbé Gaulin, non seulement de sa mission, mais même du pays. Et pour en arriver là, il avait surpris, à force de mensonges et de rapports inspirés par la haine et la jalousie, la bonne foi du directeur de la Compagnie de Chédabouctou, M. de Chevry, qui passait pour un homme honnête, probe et respectable. Nous reproduisons, dans sa phraséologie un peu sèche et sans ménagement, rudi et incondita, quelques parties d’une lettre de l’abbé Gaulin à l’abbé Tremblay, grand procureur des prêtres des Missions-Etrangères, à Paris. J’aurais souhaité qu’il « (De Vilieu) eût marqué en quoi consiste ce devoir des missionnaires. Sans doute que le premier de tous aurait été de laisser traiter la compagnie de la boisson aux Sauvages, de la laisser prendre à droite et à gauche; car à moins qu’un missionnaire ne souffre tout cela et bien d’autres choses qu’il serait trop long de rapporter, il ne sera pas honnête homme dans l’esprit de ces messieurs; et d’abord qu’il s’opposera à leurs rapines et voleries, il faudra une lettre de cachet pour le faire sortir de sa mission. » Et comme on reprochait à l’abbé Gaulin de faire du trafic, il ajoute plus loin : « Je voudrais que M. de Chevry et tous les autres eussent passé un hiver comme le dernier que j’ai passé, et alors ils pourraient juger du trafic que font les missionnaires. Je ne puis dire autre chose sinon que leur attachement pour le gain les aveugle tellement et leur fait tellement appréhender que d’autres en aient, qu’ils décrient et tâchent de nuire à ceux qui n’ont pas seulement la pensée du gain, croyant par là en amasser davantage. » Nous pourrions ajouter beaucoup d’autres documents importants pour démontrer que les rapports et réquisitoires des officiers français de l’Acadie contre les missionnaires furent toujours pleinement et victorieusement démentis par ces derniers. Comme nous l’avons dit, jusqu’à ces dernières années, les accusations seules ont été exposées au grand jour devant l’histoire, tandis que les explications données par les missionnaires à leurs supérieurs sont restées dans les archives des Séminaires des Missions-Etrangères et de Saint-Sulpice. Le Saint-Esprit, par la bouche de saint Paul et des Prophètes, a dit à ceux qui évangélisent les nations, qui sont chargés des âmes : Prédica verbum, insta opportunè, importunè, argue, obsecra, increpa in omni patientiâ et doctrinâ. (II. Tim. 4. 2.) Clama, ne cesses, quasi tuba exalta vocem tuam, et annuntia populo meo scelera eroum (Isa. 58. I.) Ecce Constitui te hode super gentes et super regna, ut evellas et destruas… et oedifices et plantes. (Jerem. 1. 9.) (6) Les postes de l’Acadie étaient d’une direction difficile pour les missionnaires. Loin des autorités, les fonctionnaires avaient libre carrière pour se livrer au péculat et à la vente d’eau-de-vie aux Sauvages. Les prêtres étaient obligés de réclamer incessamment. C’est la raison pour laquelle ils furent exposés, plus que les autres missionnaires de la Nouvelle France, aux critiques et à l’animadversion des Français, leurs paroissiens et leurs congénères. Nous allons voir maintenant, dans le chapitre suivant, comment les prêtres des missions de l’Acadie eurent à lutter, sous le régime anglais, contre la mauvaise foi, le fanatisme et l’intolérance de quelques gouverneurs et fonctionnaires anglais. CHAPITRE TROISIEME – NOS ANCIENS MISSIONNAIRES SOUS LE REGIME ANGLAIS Les difficultés qui s’élevèrent en Acadie, au sujet du ministère des prêtres de France, sous l’administration des gouverneurs anglais, eurent pour causes, en premier lieu, la diversité des croyances, des coutumes, du langage, des mœurs; en second lieu, les intérêts divers, le fanatisme et l’intolérance de l’époque et surtout l’ignorance, de part et d’autre, de la situation et des obligations nouvelles que les évènements avaient créées. Il ne faut pas oublier que les missionnaires français étaient payés par la cour de France (7) pour implanter, répandre, protéger, en Acadie, la religion catholique et pour sauvegarder les intérêts de cette religion contre les dangers d’une fusion immédiate de l’élément acadien avec l’élément protestant anglais. Une telle fusion eût été très vite consommée par des hommes coulants, peu scrupuleux sur les principes, insinuants, souples comme, par exemple, le lieutenant-gouverneur anglais Mascarène, de la Nouvelle-Ecosse, huguenot protestant qui parlait très bien notre langue et qui connaissaient parfaitement la mentalité française. Tenons compte aussi de la situation très étrange d’une colonie comme l’Acadie qui, de 1610 à 1710, pendant un seul siècle, changea six fois de pavillon et de maître. Les missionnaires de France qui vinrent en Acadie après la cession de cette dernière à l’Angleterre par le traité d’Utrecht, n’étaient-ils pas fondés et justifiables de croire que l’Acadie reviendrait encore à la France? Et, en attendant ce futur régime français, ne leur était-il pas naturel et permis de rester Français de cœur aussi bien que d’origine et de langue? De leur côté, les gouverneurs anglais qui venaient à la Nouvelle-Ecosse, étaient chargés de recommandations tout-à-fait dangereuses pour la foi des Acadiens. Le mot d’ordre, parti de Downing street, était d’anglifier les Acadiens, en leur faisant perdre leur religion. « I should hope, disait Shirley, that methods might be found for weakening the ties of consanguinity and religion between even the present generation of the French inhabitants of Nova Scotia and those of Canada, by beginning new ones between His Majesty’s English and French subjects there, and, at the same time, controlling the pernicious Power of the Romish priests over the french inhabitants and the Indians » (Shirley to the duke of Newcastle, oct. 20th, 1747.) Ce qui peut se traduire librement comme suit : « J’espère que l’on prendra des mesures pour affaiblir les liens du sang et du culte, même parmi les habitants français de la présente génération, à la Nouvelle-Ecosse et au Canada. Il faudrait nouer des relations nouvelles entre les sujets anglais et français de Sa Majesté britannique et contrôler en même temps l’influence pernicieuse exercée sur les habitants français et sur les Sauvages par les prêtres romains. » (Lettre de Shirley au duc de Newcastle, 20 octobre 1747). Shirley ne cache pas son but. Organiser un système de relations sociales pour briser les liens de consanguinité et d’origine qui unissent les Acadiens aux Canadiens, et les liens de croyance et de foi qui unissent les fidèles à leurs prêtres; tel est son plan. En tout état de cause, sous ce nouveau régime, les mécontentements ne tardèrent pas à éclater de part et d’autre. Déjà auparavant, chaque fois que Port-Royal avait passé sous le drapeau anglais, les missionnaires avaient été les premiers persécutés. En 1690, quand Phips prit Port-Royal, il permit à ses soldats de profaner l’église. « Nous avons renversé la croix du clocher, raconte un des officiers anglais, dépouillé l’intérieur de leur église, renversé l’autel et brisé leurs images. » (Journal of the Expedition from Boston against Port Royal.) Dans cette même invasion, le presbytère aussi fut pillé de fond en comble. Phips amena à Boston, comme prisonniers de guerre, le Gouverneur de Menneval et les deux prêtres de Port-Royal, le grand-vicaire Petit et son assistant, l’abbé Trouvé. Plus tard, nous disent les historiens, deux pirates anglais vinrent attaquer Port-Royal. Ils brûlèrent l’église, les maisons du fort et des environs, pendirent deux habitants et brûlèrent une femme avec ses enfants. L’abbé Geoffroy, qui avait charge de Port-Royal, fut si douloureusement affecté, dit Casgrain, de ces horreurs et de ces désastres qui anéantissaient en même temps le fruit de ses labeurs et de ses sacrifices pécuniaires, que sa santé en fut ébranlée. Il comprit que fonder des établissements qui pouvaient disparaître à chaque invasion anglaise, c’était bâtir trop avant sur le rivage de la mer où les hautes marées et les tempêtes peuvent tout détruire. Il se dit que ses peines et ce qui lui restait de fortune seraient mieux employés au Canada, au centre de la Colonie. C’est à la suite de ces évènements que M. Geoffroy demanda son rappel de l’Acadie. Mgr Saint-Vallier le rappela en 1697 et lui confia, comme nous l’avons vu, Laprairie, les missions de Champlain et de Batiscan et le nomma vicaire général des paroisses communales de son diocèse. Voilà un des premiers missionnaires de l’Acadie, homme de mérite, d’un zèle infatigable qui est contraint de s’éloigner de l’Acadie tant à cause des pirateries sacrilèges des Anglais que par suite des menées de certains officiers français. Sept ans après le rappel de l’abbé Geoffroy, le missionnaire Trouvé, curé de Beaubassin (Amherst), apprit, au cours d’une mission qu’il faisait à Chédabouctou (Canso) les terribles ravages faits dans sa paroisse par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre. C’était au printemps de 1704. Church, avec une flotte de vingt-deux vaisseaux, avait fait voile de Boston, débarqué à l’improviste, vers les premiers jours de juillet, dans le bassin de Port-Royal, dévasté plusieurs maisons, et tué plusieurs pièces de bétail. Dieu sait à quels ravages il se fût porté, si le gouverneur de Brouillan, avec quelques braves réunis à la hâte, ne l’eût forcé à se rembarquer. De là Church remonta la baie Française et, le 28 juillet, à la pointe du jour, il débarqua ses soldats à Beaubassin, (8) à la faveur d’une brume épaisse. Il fit brûler vingt maisons, tuer beaucoup de bétail, et quand les habitants dispersés ici et là purent enfin se réunir et préparer la résistance, les Anglais avaient déjà ruiné plus que la moitié de cette colonie naissante. Lorsque l’abbé Trouvé apprit cette nouvelle à Canso, il partit de nuit pour revenir à Beaubassin. Il ne put se rendre qu’au passage de Fronsac (Mulgrave.) Là, épuisé de fatigues, le cœur brisé par l’affliction et la douleur, le prêtre fut obligé de s’aliter et, quelques jours plus tard, il mourait presque seul, abandonné, sur une plage déserte et n’ayant à son chevet que quelques pêcheurs auxquels il était allé porter la parole de Dieu et les grâces de son ministère. (A continuer) (5) L’abbé Jean Beaudoin naquit à Nantes France, en 1661. Il fit un brillant cours, d’études au collège de sa ville natale, puis embrassa la carrière des armes dont il se dégoûta peu après. Il embrassa la carrière ecclésiastique, fit ses études théologiques à Nantes et à Saint-Sulpice, Paris. Il fut ordonné en 1685, fit du ministère dans le Vivarais, au sud de la France, puis passa en Acadie en 1688. Il mourut à Beaubassin (Amherst » en 1698, par suite des fatigues d’une expédition qu’il fit à titre d’aumônier, à Terreneuve, avec le célèbre d’Iberville et ses cent vingt-cinq braves. (6) « Prêchez la parole, insistez à temps et à contre-temps, reprenez, menacez, exhortez avec une entière patience et toujours en instruisant. » (11. Tim. 4. 2.) « Criez fort, ne vous retenez pas; faites retentir votre voix comme la trompette, et dénoncez à mon peuple ses iniquités » (Isaie, 35. 1.) « Voici que je vous ai établis en ce jour sur les nations et sur les royaumes, pour arracher et pour abattre, pour ruiner et pour détruire, pour bâtir et pour planter. » (Jer. 1. 9.) (7) Le roi de France faisait distribuer, au moins durant les temps de paix, une somme de 1500 livres aux missionnaires et 300 livres à chaque récollet de l’Acadie (Casgrain). (8) Beaubassin ou le poste de Chignectou fut fondé vers 1672, sous l’administration de Grand’Fontaine, par Jacob Bourgeois, chirugien de Port-Royal, qui obtint, dans ces parages, une grande concession de terres et de marais et y conduisit un de ses fils avec plusieurs colons.